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Réseau des Démocrates

Paroles de Libyens : «La Libye n'était pas un pays, c'était une ferme»


De notre envoyé spécial à Benghazi (Libye)


 

Dans les rues de Tunis ou du Caire, au lendemain de la fuite de Ben Ali ou durant les heures tumultueuses de la place Tahrir, il était parfois difficile pour un journaliste étranger de faire plus de dix mètres sans être accosté, toujours gentiment, par quelqu'un qui avait une histoire à raconter, un message à faire passer. Dans les rues de Benghazi, à l'est de la Libye, à la fin mars 2011, rien de cela ne se produit. Les Libyens sont aimables, accueillants, mais se confesser auprès d'un étranger ne leur paraît pas nécessaire, et parfois peu souhaitable. Qui sait si les jours de cette «Libye libre» ne sont pas comptés, et si l'ombre oppressante du Guide suprême, Mouammar Kadhafi, ne va pas s'installer de nouveau ?

 

Contrairement à l'Egypte ou à la Tunisie, qui regorgeaient de touristes, la Libye a été un pays fermé pendant plusieurs décennies. Les procédures d'obtention d'un visa tenaient du parcours du combattant, et les séjours sur place demeuraient sévèrement encadrés. Kadhafi était une figure mondialement connue, mais qui peut citer de mémoire un artiste, un dissident ou un sportif libyen de la moindre envergure ? Personne. Il n'y avait de libyen que Kadhafi. Cela ressemble à un mauvais slogan publicitaire. C'était la réalité des six millions d'habitants du pays jusqu'à la mi-février 2011. Depuis cette date-là, une partie de la Libye s'est débarrassée du joug totalitaire du régime de Tripoli, et ce qui avait démarré comme une révolution a basculé dans une guerre dont l'issue reste incertaine.

 

Du fait de cette dictature kadhafiste, qui dure depuis quarante-deux ans et qui s'est enfermée sur elle-même, mais aussi en raison du poids des traditions tribales plutôt conservatrices, les Libyens ne se livrent pas facilement. Il nous paraissait pourtant essentiel d'essayer de raconter ce pays, ses citoyens et son histoire récente. Nous avons donc profité d'un reportage d'une dizaine de jours dans l'est de la Libye à la fin du mois de mars 2011 pour tenter de cerner à quoi ressemblait « la vie sous Kadhafi », au travers de cinq portraits de Libyens rencontrés sur place.

 

 

 

  • Monsieur Nabus, retraité, la soixantaine

Monsieur Nabus – c'est ainsi qu'il se présente, sans donner son prénom – est un ancien haut fonctionnaire du régime de Kadhafi. Dans les années 1980, il a été attaché militaire à l'ambassade de Libye à Paris, puis il s'est éloigné du gouvernement en devenant commerçant à Benghazi, comme beaucoup dans sa famille, originaire de Misrata. Nous le rencontrons alors qu'il participe à la veillée funèbre de son neveu, le blogueur Mohammed Nabus, tué quelques jours auparavant lors de l'offensive des troupes kadhafistes sur Benghazi.

 

 

Monsieur Nabus, assis sur l'esplanade de Benghazi lors de la prière du vendredi
Monsieur Nabus, assis sur l'esplanade de Benghazi lors de la prière du vendredi© Thomas Cantaloube

 

 

« Dans ce quartier, qui est plutôt bourgeois, nous n'avons même pas l'eau courante. Nous avons des citernes enfouies sous la maison que nous faisons vider et remplir tous les mois. Regardez les rues autour de vous : elles ne sont même pas goudronnées... Et nous sommes dans la seconde ville d'un pays riche de pétrole. Le régime nous dit : “Vos enfants, il faut qu'ils restent à la maison jusqu'à l'âge de 6 ans, c'est bon pour eux.” Alors, ils ne vont pas à l'école. En fait, il n'y a pas d'argent pour les professeurs. Kadhafi ne cesse de dire : “L'argent du pétrole, il ne faut pas y toucher.” Kadhafi  dit plein de choses bizarres comme : “Il ne faut pas manger du chocolat mais des dattes”.»

«Parfois, tu avais peur des murs»

« C'est nous qui avons fait Kadhafi. C'est ma génération. Nous l'avons soutenu, nous en avons fait un roi. Nous étions jeunes quand il a pris le pouvoir : il parlait comme Castro, comme Lénine, alors nous étions impressionnés et nous lui avons fait confiance. Il nous a fallu du temps pour comprendre qu'il parlait beaucoup mais ne faisait rien. Notre pays est différent de tous les autres de la région. Kadhafi a tout détruit pendant 42 ans. Il nous a ramenés 100 ans en arrière. En Egypte ou en Tunisie, ils avaient des institutions : des écoles, des formations politiques, un système de soins... Nous, nous n'avons rien de comparable. Pour Kadhafi et ses fils, la Libye n'était pas un pays, c'était une ferme qu'ils exploitaient sans se soucier de construire des institutions fonctionnelles et durables. »

 

« Il y a eu 143 tentatives de coup d'État contre Kadhafi en quarante-deux ans. Mais la seule qui a réussi est celle des jeunes au mois de février dernier. C'est la révolution des jeunes, et les gens comme moi doivent se tenir en retrait. Nous n'avons pas suou pas vouluchasser ce dictateur, alors maintenant, nous devons laisser les jeunes faire comme ils l'entendent. »

 

 

 

  • Bouraoui Bedaoui, pêcheur, 48 ans

Bouraoui est né et a grandi en Tunisie. Il est arrivé en Libye en 1988, pour y chercher du travail. Il n'en est jamais reparti et considère aujourd'hui ce pays presque comme le sien, même s'il demeure toujours un étranger aux yeux des Libyens. Il a manqué la « révolution tunisienne » en janvier, alors il s'investit dans la libyenne. Au lendemain de notre entrevue, il va prendre le commandement d'un bateau affrété par les rebelles de Benghazi pour amener, au travers du golfe de Syrte, de la nourriture, des médicaments et des armes aux insurgés de la ville de Misrata.

 

 

Bouraoui Bedaoui s'apprête à piloter un bateau pour Misrata
Bouraoui Bedaoui s'apprête à piloter un bateau pour Misrata© Thomas Cantaloube

 

 

« Ici, en tant qu'étranger, je n'ai pas le droit d'être propriétaire de mon bateau de pêche. C'est interdit ; il faut qu'il appartienne à un Libyen. Ce ne sont pourtant pas eux qui sont pêcheurs. Mais sur chaque bateau il faut avoir un Libyen : alors il dort tout le temps et fait des rapports aux services de sécurité. C'est comme cela que Kadhafi contrôlait son pays : grâce aux indics et aux comités révolutionnaires. Dans les écoles, par exemple, il y avait deux ou trois personnes qui faisaient des rapports sur les discussions des professeurs entre eux. Du coup, la Libye est un pays fermé, très méfiant. Jusqu'à très récemment, on ne pouvait pas parler librement de politique ou du régime. Parfois, les Libyens se laissaient aller avec moi, parce que je suis un étranger, mais entre eux, ils ne parlaient pas. Il fallait connaître le passé des gens avant de leur adresser la parole. Il y avait des indics partout. Parfois, tu avais peur des murs. La situation était pire en Libye qu'en Tunisie. En Tunisie, on pouvait au moins critiquer la corruption en des termes généraux. Pas ici. Quant aux règlements de comptes, quand on ouvrait sa bouche un peu trop, ils ne se faisaient pas par la loi ou les institutions aux ordres du gouvernement comme en Tunisie. Non, ici, c'était différent » – il fait le signe de la gâchette.

 

« Kadhafi répétait sans cesse : “Je ne suis pas un président ni un roi.” Mais en réalité, personne n'osait prendre la moindre décision sans son approbation. Et si jamais il sentait qu'un dirigeant ou un officier devenait populaire, cela ne lui plaisait pas. La doctrine du régime, c'était : “Il n'y a qu'un homme ici : Mouammar !” Lors des matches de football, on ne donnait pas le nom des joueurs : ils étaient désignés selon le numéro sur leur maillot. Il n'y avait qu'un nom qui devait être célèbre. Et l'évocation de ce nom suscitait parfois la peur. Par exemple, il m'est arrivé plusieurs fois de me faire embêter par des policiers pour des questions de papiers. J'ai rapidement compris comment m'en débarrasser. S'ils me faisaient des ennuis, je leur disais : “C'est Mouammar qui m'a fait rentrer ici !” Ils ne pouvaient rien répondre à cela... »

«Vous appeliez les gens au téléphone pour deux choses : obtenir des faveurs et de l'argent»

« La Libye est un pays qui a trop d'argent. Certaines personnes comptent l'argent en mètre cube. Les plus gros commerçants d'Afrique sont à Misrata. Et pourtant, il y a des gens qui n'ont rien à manger, qui vivent dans des cabanes comme au XIXe siècle. C'est à la fois un pays riche de pétrole, et un pays du tiers-monde. Kadhafi estimait que les Libyens sont des fainéants. Par certains aspects, je ne lui donne pas tort. Beaucoup de Libyens envisagent leur vie avant tout en terme d'héritage : qu'est-ce qu'ils vont hériter de leur famille et qui leur permettra de ne pas travailler ? Mais Kadhafi a sa part de responsabilité dans cette situation. Il parlait toujours de l'Afrique, mais pas d'éducation ou de développement de son pays. Ses investissements, il les faisait en Afrique, pas pour le peuple libyen. L'éducation ici est arriérée. Entre un médecin tunisien et un libyen, ils ne sont clairement pas du même niveau. Les vrais bons médecins libyens sont en Europe et ils ne reviennent pas. »

 

« Ce qui fait mal au cœur, c'est la manière dont Kadhafi a transformé ce pays. Les Libyens sont extrêmement généreux. Ils vous invitent facilement à manger s'ils ne vous connaissent pas. Ils ne laisseront jamais personne mourir de faim. Dans les années 80, les gens se faisaient confiance. On réglait les achats d'une poignée de main et on payait plus tard. Mais aujourd'hui, tout cela a changé. Il n'y a aucun humanisme dans le régime de Kadhafi. »

 

 

 

  • Fahim Abdessalam, ingénieur, 32 ans

Fahim traîne sur la corniche de Benghazi, entre la mer et le siège du gouvernement provisoire de la Libye libérée. Cela fait plus d'un mois qu'il ne travaille plus, et il ne sait pas encore quand son entreprise rouvrira ses portes. Il n'est pas trop inquiet, même si l'argent commence à devenir une préoccupation sérieuse.

 

 

Fahim, en survêtement bleu, avec ses amis, un soir à Benghazi
Fahim, en survêtement bleu, avec ses amis, un soir à Benghazi© Thomas Cantaloube

 

 

« Sous Kadhafi, vous étiez jugés selon deux critères : l'argent que vous aviez, et votre proximité avec le gouvernement. Il s'agissait des seuls moyens d'obtenir des choses et de survivre. Vous appeliez les gens au téléphone pour deux choses : obtenir des faveurs et de l'argent. Pour un jeune Libyen, si sa famille ne l'aide pas, il n'arrive pas à s'en sortir et construire sa vie. Un jeune ne peut pas se marier sur son salaire de 250 dinars par mois (environ 150 euros), ni avoir une maison ou une voiture. Une maison, une voiture et un mariage, ce qui est essentiel pour fonder une famille, coûtent 100.000 dinars (60.000 euros). Du coup, la majorité des jeunes restent célibataires. Je suis ingénieur en électricité et je gagne 350 dinars par mois (200 euros), après 9 ans d'ancienneté. Comme ce n'est pas suffisant pour faire vivre ma famille, en plus de mon travail d'ingénieur de 8h à 14h, je m'occupe de l'administration d'une école privée de 15h à 21h. »

 

« Outre ces difficultés pour vivre décemment quand on n'a pas de connexions avec le régime, ce dont nous souffrions le plus était l'isolement. Il n'y avait pas d'ouverture sur le monde, le pays était trop fermé. Les cerveaux de la Libye sont tous à l'étranger. Ces dernières années, la majorité des jeunes voulaient partir à l'étranger. Et pourtant, on n'avait aucune importance, aucune reconnaissance à l'étranger. Les gens en dehors de nos frontières ne connaissent que Kadhafi comme Libyen, ils ne connaissaient pas le peuple libyen. Avant que les Américains ne nous attaquent en 1986, une grande partie de l'éducation se faisait en anglais. Après, Kadhafi a tout arrêté et l'anglais a disparu du curriculum, ce qui a renforcé notre isolement et la pauvreté de notre éducation. »

«Le départ de Kadhafi représente la solution à tous nos problèmes»

« Nous vivons dans un pays sans distraction, sans loisir. Il n'y a pas de sport, ou alors avec des équipes vraiment nulles, pas de culture. Il n'y avait même pas de librairies, sauf pour vendre le petit livre vert. Pour se procurer des livres scientifiques, il faut aller à Alexandrie, en Egypte, à quinze heures de route. Un jour, quand je me suis rendu à la librairie scientifique d'Alexandrie, je me suis retrouvé entouré de plein de Libyens qui faisaient la même chose que moi... »

 

 

 

  • Abderhamane, chômeur, 25 ans

C'est sur la ligne de front entre Ajdabiya et Benjawad qu'Abderhamane occupe ses journées. Il a fait partie des premiers manifestants à descendre dans les rues de Benghazi pour demander le départ de Kadhafi à la mi-février. Il s'est fait tirer dessus, a manqué se faire arrêter. Depuis, il a pris une arme, rejoint des camarades et participé à la libération de Benghazi. Maintenant il est « sur le front », un de ces « shebabs » avec une kalachnikov, trois jours d'entraînement militaire, et le sentiment de participer à l'Histoire de son pays.

 

 

Aberhamane sur le front, près de BenJawad
Aberhamane sur le front, près de BenJawad© Thomas Cantaloube

 

 

« Je suis ingénieur civil au chômage, alors j'envoie des dossiers de recrutement et j'attends. Cela prend parfois des années pour avoir une réponse. Quand on fait des études d'ingénieur, il n'y a pas de travail. Nous sommes des milliers dans ma situation rien qu'à Benghazi. Toute la société est démoralisée : aujourd'hui les élèves du primaire voient ce qui arrive à ceux qui ont fait des études et ils n'ont plus envie de travailler à l'école. Ils se disent : “A quoi bon ?” De toute manière, si tu étais trop intelligent ou trop indépendant, on te tapait dessus.  Le départ de Kadhafi représente la solution à tous nos problèmes. Tous les combats de notre vie se réduisent à un seul homme et un seul régime. »

 

« Je suis sûr que le compteur de l'économie va passer de 0 à 100 quand il ne sera plus là. Depuis que je suis jeune, on n'arrête pas de me répéter que mon pays est riche de pétrole, alors je veux vivre comme au Qatar ou aux Emirats arabes unis. Tout l'argent de la Libye partait ailleurs, soit pour l'entourage de Kadhafi, soit dans d'autres pays d'Afrique. Il n'y en avait pas pour nous, ni de boulot. Nous sommes assis sur une mer de pétrole, mais nos salaires sont minables. »

 

« Kadhafi nous accuse d'appartenir à Al-Qaïda, parce qu'il pense que cela va effrayer les Occidentaux. Auparavant, si l'on pratiquait sa religion en tant que musulman à 100%, on nous expédiait au sous-sol (NDRL - les geôles du régime). Si l'on était quatre à s'attarder pour discuter à côté de la mosquée, on nous envoyait en prison. Mais nous sommes des gens simples, sans aucune relation avec Al-Qaïda. Tout ce que nous voulons c'est la liberté, la démocratie et l'application de la loi. »

 

 

 

  • Issam, mère de famille

La société de l'est de la Libye demeure très conservatrice, appuyée sur ses traditions tribales. Il est quasiment impossible pour un journaliste homme, qui plus est étranger, de pouvoir discuter avec une femme d'un milieu populaire. Cela ne se fait tout simplement pas. Pourtant, un jour, après avoir pris sa photo à l'issue de la prière du vendredi, une femme nous aborde pour nous remercier de l'aide apportée par la France à la résistance libyenne. Nous pouvons échanger pendant une dizaine de minutes à propos de sa vie.

 

« À l'image du régime libyen, la femme était soi-disant égale, mais en fait nous n'avions pas de droits. Les femmes qui travaillaient n'avaient pas le même salaire que les hommes, elles n'étaient pas considérées de la même manière. Il y avait deux genres de femmes : celles de Kadhafi et les autres, celles qu'il mettait en avant, sa garde rapprochée, et toutes les autres, qui étaient déconsidérées. La moindre des choses qu'attend une femme, c'est de pouvoir être fière et heureuse de voir ses enfants réussir leur vie. Mais en Libye, il n'était même pas possible d'envisager cela. On élevait nos enfants, mais sans aucun but, sans aucun espoir pour leur avenir. Kadhafi nous a détruits, il nous a transformés en d'autres gens. Il fallait accepter de se faire gouverner sans rien dire, ou alors se faire tuer. »

 

Issam, manifestant contre le régime de Kadhafi
Issam, manifestant contre le régime de Kadhafi© Thomas Cantaloube
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