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Espace conçu pour les Démocrates de tous bords.

Réseau des Démocrates

Les voix des rues et des cafés

Les rues «veulent coûte que coûte qu’on les traverse», elles «vous font marcher, croisent et décroisent chemins et destins», «elles vous taisent leur passé, leurs secrets et vous envoûtent pour vous faire revenir, pour vous empêcher d’aller voir ailleurs. Un temps pour vous posséder, un temps pour vous déposséder. Elles sont un peu filles de putes sur les bords, les rues» (Kaouther Khlifi, Ce que Tunis ne m’a pas dit, Elyzad, 2008).

 

 

Illustration des Fils de la médina (N. Mahfouz, Babel)
Illustration des Fils de la médina (N. Mahfouz, Babel)
Reflet des diversités arabes: une polyphonie affichée dans les textes, concentrée dans des lieux circonscrits, des microcosmes (rues, passages, cafés, immeubles). Les histoires s’additionnent pour mieux se superposer, se rencontrer ou faire de l’absence même de lien un espace du sens, affichage d’une impossibilité à dire la réalité présente, trop morcelée, sinon dans l’éclatement, la diversité et la traversée (en bus, en taxi). Territoires romanesques comme espaces sociaux, politiques, parce qu’ils sont par essence des lieux de croisement, de passage, de brassages et de rencontres, ces lieux sont des réceptacles d’histoires, de voix, de destins croisés. Ils permettent de dire une collectivité, en respectant des destinées individuelles, des pluriels, des voix intimes et divergentes, dessinant une Map of Home, pour reprendre le titre du roman de Randa Jarrar non encore traduit en français (Penguin Books). Au quotidien, «les maisons sont closes sur leurs secrets» (Gamal Ghitany), elles s’ouvrent dans les romans, comme Le Coffre des secrets d’Elias Khoury.

 

 

Abdellah Taïa, «enfant marocain vivant à Paris en pleine crise», «dépossédé» (Une mélancolie arabe), tente de se perdre dans le «labyrinthe» du Caire et prend par la marche la mesure d'une «ville chaotique» : «Je suis sorti me perdre dans les rues du Caire. (...) Moi au cœur d'un monde arabe qui, au fond, lui aussi ne croyait plus en rien. Un monde absurde. Un monde-prison où la poésie était désormais rare. Un monde où les mêmes erreurs étaient inlassablement répétées. (...) Nous avions perdu la rête depuis un moment et maintenant, c'était autour de l'espoir de nous quitter, d'émigrer de nous

 

La ville égyptienne, carrefour, lui apparaît comme une «cité démesurée, misérable et humaine, étouffante et poétique», «dans la chute et la renaissance perpétuelles», «monstre humain», «hammam de vingt millions d'habitants» que seules marche et traversée permettent de dire dans sa diversité et sa polyphonie. Comme lui, écrivains et lecteurs arpentent les rues, traversent passages et impasses, s’arrêtent dans les cafés, parcourent les villes en taxi, dans des romans qui se donnent comme des éclats de vie, des collections de voix.

 

 

Taxis d'Alger © Michel Denancé (Un si parfait jardin)
Taxis d'Alger © Michel Denancé (Un si parfait jardin)

Passages et impasses

 

Naguib Mahfouz est le premier écrivain arabe à avoir obtenu, en 1988, le prix Nobel de littérature. Et à ce jour, le seul. L’ensemble de son œuvre est une fresque du Caire, de sa diversité, partant d’un lieu restreint (cafés et cabarets, maisons) pour mieux déployer un regard panoramique. Le microcosme est le point de départ d’une saga, comme dans sa Trilogie du Caire, commencée en 1950, publiée en 1956-1957: 1.500 pages de la Première Guerre mondiale à la chute du roi Farouk en 1952, des centaines de personnages, un brassage immense de la société cairote et plus largement égyptienne, faisant du roman l’instrument d’une étude sociale. Chaque volume de la trilogie porte le nom d’une rue où Mahfouz a passé sa jeunesse: Impasse des deux palais, Le Palais du désir, Le Jardin du passé. Le Passage des miracles (10/18) témoignait déjà de cette attention portée aux voix des rues: dans ce roman kaléidoscopique, l’écrivain mêle registres et thèmes et c’est à l’impasse du Mortier qu’il revient de faire chambre d’écho, «une ruelle antique et précieuse». «Bien que l’impasse vive toujours à l’écart des mouvement du monde, elle est bruissante de sa vie propre, une vie reliée au monde dans ses profondeurs.» La rue sert de cadre à une intrigue polyphonique, qui se déroule durant la Seconde Guerre mondiale.

Ce texte de Naguib Mahfouz, publié en 1946, imprime durablement sa marque au roman arabe: un lieu restreint rassemble des existences, des thèmes, des réflexions, enchâsse une intrigue dont la forme tient du roman choral, du recueil de nouvelles et de fragments. De la même manière, Miroirs, de Naguib Mahfouz toujours (Actes Sud, Babel), publié en 1974, déploie les aspirations, espoirs et blocages de la société égyptienne au cours du XXe siècle, d’un «peuple » qui «ressemble à ce monstre décrit dans les légendes populaires. Il se réveille quelques jours, puis retombe dans le sommeil des générations durant».

 

Gamal Ghitany écrit La Mystérieuse Affaire de l’impasse Zaafarâni en 1973, il a 28 ans. Le roman s’ancre dans une ruelle d’un quartier populaire du Caire, huis clos «à l’écart des grandes voies de circulation fréquentées par les voitures ou les tramways»: Ghitany narre le quotidien, les rumeurs, les visites, les révolutions des appareils ménagers (four, machine à laver) que sett Bothaïna achète, et cette radio, placée «sur le rebord de la fenêtre de l’impasse» permettant à tous les habitants de profiter des concerts d’Oumm Kalthoum. L’impasse est une ville en miniature, avec ses menus événements et ses bouleversements majeurs. Car un mal soudain et mystérieux atteint les riverains, frappant leur force sexuelle: les mariages ne sont plus consommés, Osta Abdou n’est «plus en mesure de remplir ses devoirs conjugaux», même Atef, l’homme aux si belles femmes ne peut plus les honorer...

La malédiction perturbe profondément le lien social, tout commence par «la multiplication des querelles conjugales» et s’amplifie: ragots, disputes de voisinage, prise de pouvoir progressive des femmes sur la vie de l’impasse. A l’origine du fléau, un homme étrange, paré d’une aura de légende maléfique, le cheikh Ateyya. Il convoque les riverains, leur impose des règles, use du pouvoir que lui confère «le climat de méfiance et de peur» qui l’entoure. Le cheikh a envoûté les mâles et son projet, une fois l’impasse «enrégimentée», est d’étendre l’épidémie «à la terre entière englobant l’ensemble des choses et des êtres. (…) À présent, ils n’avaient plus qu’à disposer et à se contenter de suivre les instructions qu’il leur ferait parvenir. Il ne recevrait personne ; seul Oweiss lui rendrait visite deux fois par jour, la première au lever du soleil, la seconde au coucher, afin de recevoir ses instructions et les leur transmettre». Ainsi se fonde un pouvoir d’autant plus absolu qu’il est arbitraire, bientôt nommé le «zaafarânisme» (purifier les hommes de leurs bas instincts sexuels pour permettre égalité, bonheur et justice). Les habitants de l’impasse demeurent d’abord résignés, prostrés, silencieux. Puis se divisent. Certains se plient, parviennent même à admirer, justifier et acclamer le gouvernement du cheikh. «Certains riverains exprimaient ouvertement leur opposition, d’autres la gardaient pour eux mais n’en pensaient pas moins. Quoi qu’il en soit, le refus persistant était une position difficile à tenir dans le contexte d’envoûtement, désobéir au cheikh n’aurait fait qu’accroître sa colère.»

 

Matin de roses (Mahfouz,Babel)
Matin de roses (Mahfouz,Babel)

Dans ce conte philosophique, impasse et impuissance sont deux termes que le romancier explore dans leur sens figuré. La nouvelle du fléau se répand, intéresse les journaux, le pouvoir politique en place, la terreur s’empare de la ville, des comités d’étude et de surveillance sont mis sur pied, des manifestations ont même lieu à Paris. L’envoûtement se déploie en une ample fable, allégorie politique et sociale, qui permet à Gamal Ghitany de faire du roman un prisme de la vie cairote dans les années 1970, d’étudier les comportements des habitants d’un lieu restreint, véritable vase clos – l’impasse est un cul-de-sac –, d’illustrer la manière dont un pouvoir absolu, celui du cheikh, se développe, une puissance aussi prégnante qu’absurde, puisqu'irrationnelle. Le roman brasse une diversité immense: celle, sociale, des habitants de l’impasse, et leurs réactions à ce pouvoir qui s’étend, celle, narrative, de discours variés (récit, portraits, conversations, dossiers, rapports, memoranda, dépêches), de niveaux de langue qui se télescopent, de ruptures de ton... une diversité à même de dire cette situation hors norme et pourtant si proche du réel, qu’elle ne fait qu’amplifier pour mieux le révéler.

Cafés

 

Dans les années 1950 se révèlent des voix majeures d’écrivains algériens, dont Mohammed Dib, l’auteur de La Grande Maison (1952) et d’un recueil de nouvelles, Au Café, qui paraît en 1955 chez Gallimard (et sera repris dans la collection Sindbad d’Actes Sud en 1984 puis en Babel). Il faut parler de «voix», engagées, proprement scandaleuses parce qu’indirectement, sans dire la guerre, entre les lignes des sept récits qui composent Au Café, c’est bien la condition d’un peuple colonisé qui se donne à lire, la misère, la faim, l’homme «enveloppé dans un linceul d’ignorance et de crainte» et la nécessité du combat pour «soulever l’écharpe de deuil nouée sur nos cœurs». La littérature vient dire des espoirs politiques et sociaux, à travers une «nouvelle école littéraire», pour reprendre le titre d’un article paru dans Les Nouvelles Littéraires en 1953, dans lequel Mohammed Dib soulignait «qu’une littérature nationale, dans le sens le plus généreux du mot, est en train de se former», et, fait notable, en langue française (Mohammed Dib a reçu d’ailleurs le grand prix de la Francophonie de l’Académie française, en 1994). Elle se veut l’expression de la voix du peuple et de l’émergence d’une conscience nationale, elle se donne comme un «roman qui commence», comme l’écrivit Aragon dans Les Lettres françaises en juillet 1954. 

Le café est le lieu privilégié et fédérateur de voix, le cadre de la nouvelle titre du recueil: il est un entre-deux, un lieu paradoxal, espace intérieur à la «douceur intime, envahissante» et ouvert au monde, qu’il fait entrer en résonance. C’est là que le narrateur, désœuvré, au chômage, rencontre un homme mystérieux qui vient s’assoir à sa table, lui offre un thé, et lui confie être tout juste sorti de prison. La conversation transforme la perception que le narrateur a du monde: «Toutes les idées qui me paraissaient être un appui solide me quittèrent. Cet homme, dont j’ignorais l’existence une demi-heure plus tôt, par ses propos, par son regard, venait de bouleverser mon horizon habituel et mettre à nu le mensonge – oui, le mensonge, j’ose le dire à présent – du monde, l’hypocrite satisfaction qui couvre et enveloppe la vie.»

 

Le Jardin du passé (Mahfouz,Le livre de poche)
Le Jardin du passé (Mahfouz,Le livre de poche)

À la voix du narrateur se substitue alors celle de cet homme qui raconte comment il a été contraint à voler, acte «dicté par la faim, le désœuvrement et un terrible ennui», et comment le vol s’est mué en meurtre, involontaire. Il est condamné à cinq années de prison. Et l’homme de réprouver «le monde qui fait de toi un chacal glapissant». «Car ce n’est pas toi qui es pourri, c’est le monde.» En écho, Le CompagnonIl y a tout de même de telles misères dans ce pays qu’on ne sait comment en parler»), et toutes ces voix, longtemps étouffées, qui disent l’injustice, la faim, sortent un instant de leur silence pour transmettre, révéler, avant de retomber dans le mutisme. Dont celles qui voudraient s’exprimer par le vote, dans Terres interdites, avec la peur d’élections truquées: «L’urne sera sans doute chargée au dernier moment de toute façon. Il faut se battre, se battre, hommes, se battre… Que croyez-vous? Si nous voulons sortir des ténèbres… Nous sommes une force, une grande force. Sinon pourquoi tant de tricheries; pourquoi les autorités frappent-elles?»

 

Au Karnak Café de Naguib Mahfouz, écrit en 1971, publié pour la première fois en 1974, des étudiants se retrouvent dans un café cairote Al-Karnak, miniature d’une Égypte en train de perdre ses repères. Leurs destins marqués par les événements politiques. Le café, exigu, «en retrait de la rue principale», sert de cadre à plusieurs portraits, de jeunes gens, enfants de la révolution de 1952. Le narrateur, leur confident, rapporte leurs conversations politiques, révolutionnaires, leurs confidences amoureuses. Il les a rencontrés au Karnak, «lieu propice au repos pour le promeneur que j’étais, le lien brûlant qui y unissait le passé au présent (…) passion aux ramifications multiples», «groupe de voix pertinentes dont les murmures et les exclamations épelaient les vérités de l’actualité».

 

Illustration intérieure Karnak Café (éd. arabe)
Illustration intérieure Karnak Café (éd. arabe)

Ce sont leurs chaises vides au café qui révèlent leur arrestation. Mais bientôt les jeunes gens reviennent, «la vie du Karnak reprit en quelque sorte son cours normal, mais elle avait perdu une belle part de son âme. Un rideau épais s’abattit sur l’épisode de la disparition, brûlante énigme entourée de questions qui restaient sans réponse». La parole est empêchée, censurée, «nous vivions une époque gouvernée par des forces obscures, où les espions hantaient jusqu’à l’air que nous respirions», le café lui-même semble devenu «une oreille géante». Le narrateur, par ses questions, son enquête presque policière, tente de faire advenir la parole, la vérité de l’emprisonnement et de la torture de ses amis, leurs tentations politiques (les Frères musulmans, les fedayins), leurs espoirs et illusions perdues. C’est aussi l’écho de la guerre contre Israël, en juin 1967, «une défaite pour un peuple arabe et une victoire pour un autre. Elle déchira le voile qui masquait l’implacable réalité et marqua le début d’une guerre de longue haleine qui n’opposerait pas seulement les Arabes à Israël, mais aussi les Arabes à eux-mêmes». Karnak Café dépeint «la tyrannie du présent» mais aussi l’espoir d’un renouveau, grâce à des «bouleversements internes, profonds et essentiels» pour l’Égypte. «Ainsi et alors, seulement… etc.»

Taxis

 

L'Egypte au présent, Sindbad
L'Egypte au présent, Sindbad

Le premier personnage à apparaître dans La Mystérieuse Affaire de l’impasse Zaafarâni, de Gamal Ghitany, est un chauffeur de taxi. «Osta Abdou apprécie cet emploi qui lui permet de rencontrer une multitude de gens et de bavarder avec eux.» Une activité qui est à l’image de celle de tout écrivain: croiser des personnes diverses, écouter leurs anecdotes, les transmettre aux voyageurs suivants. C’est d’ailleurs très symboliquement par l’enregistrement d’une conversation entre un chauffeur de taxi et son client que s’ouvre l’ouvrage L’Égypte au présent, Inventaire d’une société avant révolution, tout récemment paru chez Sindbad Actes Sud (le 4 mai 2011), Prélude: conversation dans un taxi du Caire. Un chauffeur de taxi, toujours dans Minotaure 504 de Kamel Daoud (un focus sur ce livre dans le volet 4 de notre série) ou dès l’incipit d’Un si parfait jardin, de Sofiane Hadjadj (pour le texte) et Michel Denancé (pour les photographies. voir son l'onglet Prolonger). A peine sorti de son avion, c’est à bord d’une Peugeot 505, en trombe et «à la place du mort», que Naghem L., rejoint Alger, dix ans après avoir quitté son pays. Signalons aussi que depuis un an, à l'initiative des librairies égyptiennes, Alef Bookstores, des «taxis librairies» sillonnent les villes du Caire. Cinq livres dans chaque véhicule (2000 taxis en tout), destinés aux chauffeurs comme à leurs passagers. Les livres sont issus de dons, 10.000 textes sont aujourd'hui en circulation. Le livre devient objet d'échanges (prêts comme conversations)...

 

 

Enfin, comment ne pas penser à Taxi, best-seller de l’année 2007, et à Abou Hussein, premier chauffeur du roman qui concentre son pays: son visage, «typiquement égyptien», on le dirait «sculpté par Mahmoud Mokhtar», il a autant de rides qu’il est d’étoiles dans le ciel, les veines irriguent ses mains «comme le Nil allant abreuver la terre desséchée». Il est la mémoire d’un peuple, d’une culture, la promesse d’une multiplicité d’histoires («Je suis taxi depuis 1948»), à l’image du roman de Khaled Al Khamissi, 58 histoires, chacune prise en charge par un narrateur différent, un chauffeur de taxi cairote. Qui mieux que ces personnages pourrait prendre en charge la diversité d’une société et faire le lien d’histoires disparates, juxtaposées qui toutes, pourtant, viennent faire un état des lieux?

 

Comme le déclare le taxi de l’histoire 45, «l’être humain en Égypte vaut autant que la poussière dans un verre fendu», il est grain de poussière «qui vole», que seul un texte polyphonique peut rassembler. «Ce qui se passe dans ce pays n’est vraiment pas possible. C’est une pagaille indescriptible», poursuit-il. C’est par et dans le roman, au titre singulier (Taxi), creuset d’une pluralité, d’une diversité, que l’indescriptible devient mot, que la pagaille devient (dés)ordre signifiant. L’auteur a pour tâche de «ramasser les bouts de l’histoire comme les morceaux d’un puzzle» et «l’image complète» n’apparaît qu’une fois le roman refermé.

Le taxi est doublement véhicule, voiture qui sillonne les rues du Caire, vecteur du romanesque, miroir et prisme d’une réalité sociale et politique : «Le taxi: je suis comme un poisson et la voiture est mon aquarium.» Économie, politique, société, sexualité, amour et faits d’actualité qui renvoient à la période de genèse du roman d’avril 2005 à mars 2006, les grands magasins Omar Effendi, les cinémas, une vie urbaine dans sa temporalité et sa géographie particulière, la vie stridente et nerveuse d’une ville que sillonnent nuit et jour plus de 80.000 taxis, tout est absorbé par le roman. Taxi est donc d’abord le portrait diffracté de cette profession témoin, les conditions de travail terribles, la pauvreté, la course à la course. Mais ces rencontres avec les chauffeurs de taxi du Caire permettent surtout d’élargir le spectre des personnages rencontrés, à travers leurs anecdotes, leurs récits, parfois désespérés, souvent drôles. Les voix et les témoignages se croisent, se répondent, se télescopent, jouent de leurs contrastes et des échos qui se forment chez le lecteur. Khaled Al Khamissi prend le pouls d’une population qui perd ses idéaux et ses espérances. Le roman procède par micro histoires (un chauffeur, un récit).

Le taxi donne la mesure de la ville: les manifestations organisées par le mouvement Kefaya – littéralement «ça suffit», fondé en 2004 par des intellectuels opposants au président Moubarak – ont pour conséquence directe «de faire flamber le compteur des taxis». Une manifestation? «Deux cents types avec des banderoles et, autour d’eux, deux mille soldats, deux cents officiers et des voitures des forces de l’ordre qui bloquent tout.» Ce chauffeur (histoire 3) dresse un véritable historique des manifestations sous Nasser, Sadate et Moubarak, pour démontrer que désormais, depuis les 18 et 19 janvier (sans année), les Égyptiens ont peur de descendre dans la rue, une peur que le pouvoir a «semé» en eux. Ces mystérieux «18 et 19 janvier ont vraiment été le début de la fin». «Est-ce que les 18 et 19 janvier représentaient réellement le début de la fin? Et quelle est cette fin dont parlait le taxi avec une telle simplicité et une telle certitude?» «Quand commence le futur?», demande en écho Kaouther Khlifi dans Ce que Tunis ne m’a pas dit. Ce sont d’autres journées de janvier, en 2011, qui ont apporté un début de réponse à ces questions ouvertes par les romans.

 

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- Abdellah Taïa, Une mélancolie arabe, Points, 2010 (2008), 125 p., 4 € 75.

 

- Mohammed Dib, Au Café, Actes Sud, Babel, 1996 (1955), 139 p., 6 € 17.

- Gamal Ghitany, La Mystérieuse Affaire de l’impasse Zaafarâni, traduit de l’arabe par Khaled Osman, Sindbad Actes Sud, 1997. Le roman existe en collection de poche Babel, 447 p., 9 €.

- Sofiane Hadjadj et Michel Denancé, Un si parfait jardin, Le Bec en l’air, 2007, 104 p., 13 € 77 (voir sous l'onglet Prolonger pour un focus sur ce texte). 

 

- Khaled Al-Khamissi, Taxi, traduit de l’arabe (Égypte) par Hussein Emara et Moïna Fauchier Delavigne, Actes Sud, 2009, 189 p., 17 € 86. D’abord paru chez Dâr al-Shorouq, c’est un best-seller de l’année 2007, avec plusieurs rééditions du livre (plus d’une vingtaine aujourd’hui) et sa traduction en français, anglais, italien, espagnol, allemand, malaisien, coréen, polonais, grec et chinois.

 

- Kaouther Khlifi, Ce que Tunis ne m’a pas dit, Tunis, Elyzad, 2008, 144 p., 13 € 21.

 

- Elias Khoury, Le Coffre des secrets, roman traduit de l’arabe (Liban) par Rania Samara, Actes Sud, 2009 (1994), 206 p., 18 €.

- Naguib Mahfouz, Karnak Café, roman traduit de l’arabe (Égypte) par France Meyer, Actes Sud, 2010 (1974), 128 p., 15 € 20 (du même auteur, Miroirs et Passage des miracles, tous deux chez Actes Sud Babel).

- L'Egypte au présent, Inventaire d'une société avant la révolution, sous la direction de Vincent Battesti et François Ireton, Sindbad, mai 2011, 1200 p, 36 € 10. C'est de ce livre qu'est extraite la photographie de V. Battesti qui illustre la page 4 de l'article. Le volume en était à l'étape de sa mise en page lorsqu'a éclaté la Révolution du peuple en Egypte, le 25 janvier 2011. Les articles ici regroupés sont donc un état des lieux pré-révolutionnaires, nombre de «situations socio-économiques et politiques» analysées venant expliquer le mouvement révolutionnaire mais se donnant aussi comme un éclairage de «l'étendue des problèmes qu'aura à affronter, comme autant de défis, le régime démocratique qui, espérons-le, constituera l'aboutissement du processus en cours».

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