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En Tunisie, les couacs d’Ennahda paralysent le débat

| Par Pierre Puchot

À Tunis, les jours se succèdent et les négociations s'éternisent, retardant d'autant l'annonce de la composition du prochain gouvernement. Prisonnier des tractations en coulisses, le débat public stagne, englué dans une opposition modernistes/conservateurs nourrie de petites phrases, et qui écrase tout le reste. Economie, tourisme (malgré le forum d'Ennahda sur ce thème qui a attiré les foules, mais suscité peu d'articles critiques), débats sur le règlement intérieur de l'Assemblée constituante, et jusqu'à l'abandon éventuel d'une partie des charges contre Ali Seriati, l'ancien chef de la sûreté, puis de la garde présidentielle de Ben Ali, accusé de complot contre la sûreté de l'Etat: tous ces sujets sont largement passés sous silence depuis l'élection du 23 octobre.

 

Tout avait pourtant plutôt bien commencé : conscient de l'ampleur de la tâche, le parti musulman conservateur Ennahda a joué profil bas les deux premières semaines, malgré son éclatante victoire (89 sièges sur 217, plus de 40 % des suffrages, voir les résultats officiels en infographie sur le site Tunisie live).

 

 

Accablé par sa cuisante défaite, le camp autoproclamé «moderniste» (PDM/Ettajdid, PDP de Nejjib Chebbi) fut enclin à reconnaître ses erreurs pour repartir du bon pied. Des discussions étaient même en cours pour la constitution d'un parti unique, débarrassé de l'étiquette «progressiste». On allait enfin débattre de démocratie participative et, surtout, d'économie, de dette publique et du futur texte constitutionnel.

 

Et puis, à la faveur de la communication erratique d'Ennahda (qui a suscité nombre de billets chez les blogueurs tunisiens, dont celui-ci, limpide, de Sarah Ben Hamida), la Tunisie a replongé dans ses vieux démons. La diversité au sein du parti musulman conservateur et le manque d'expérience ont repris le dessus, démontrant le chemin qui reste à parcourir pour faire du mouvement Ennahda un parti de gouvernement. Car en novembre, le parti a enchaîné les bourdes. Ce fut tout d'abord la sortie absurde de l'une des militantes les plus en vue du partie, Souad Abderrahim, à propos des mères célibataires, «une ignominie et une honte», selon elle.

 

Des déclarations qui ont fait scandale, et à propos desquelles la presse tunisienne a fait des gorges chaudes pendant une semaine. La polémique s'est rapidement exportée en France. Un collectif baptisé pour l'occasion « Nous sommes tous des mères célibataires », où l'on comptait l'historienne Sophie Bessis, appelait d'ailleurs à une «flash mob» samedi 26 novembre 2011, à 15 heures, place des Innocents, à Paris.

 

Ce fut ensuite le secrétaire général du mouvement Ennahda, Hamadi Jebali, qui se laissait aller le 13 novembre, lors d'une cérémonie organisée au théâtre municipal de la ville de Sousse, pour «célébrer la victoire d'Ennahda » en présence d'une invitée d'honneur, Houda Naïm, militante du Hamas palestinien. Tout à son enthousiasme, Hamadi Jebali appelait à la libération de Jérusalem, puis lâchait cette phrase pour le moins surprenante : «Vous êtes devant un instant historique, un instant céleste, dans un nouveau cycle, dans le 6e califat islamique.»

 

Califat islamique... Personne ne sait exactement ce que Jebali a voulu signifier, mais c'en était trop pour les «modernistes» qui, par l'intermédiaire du porte-parole du PDM (cinq sièges à l'assemblée), faisaient part de leurs «doutes» sur la «capacité à gouverner» d'Hamadi Jebali, promis au poste de premier ministre...

Vers la convertibilité du dinar tunisien?

 

Embarrassés, les alliés d'Ennahda pour former le prochain gouvernement ont tout fait pour aplanir ce qu'ils considèrent surtout comme de l'inexpérience politique. «Jebali a commis une erreur en utilisant le terme de "califat" dans son analyse prospective de l'évolution de la situation en Tunisie et dans la région arabe», a déclaré, mardi 15 novembre, Samir Ben Amor, membre du bureau politique du Congrès pour la République (CPR, deuxième force de la constituante avec 29 sièges). Il estime qu'«il ne faut pas accorder une importance à cette question plus qu'elle ne mérite». «Le CPR est attaché à un Etat civil et ses partenaires partagent ce même choix», a-t-il ajouté, précisant que le CPR se réunira avec le mouvement Ennahda pour discuter de ce sujet, outre plusieurs autres questions.

Sympathisante du CPR, la blogueuse et animatrice de la radio Express FM, à vocation économique, Olfa Riahi, regrette, elle, que Jebali se soit rétracté sans que le débat soit approfondit: «C'est toujours la même chose : un bêtise est dite, la personne s'excuse, et l'on hérite d'un débat stérile... Qui sait en Tunisie aujourd'hui ce qu'est un califat ? A-t-on pris la peine de l'expliquer dans les journaux ? Ces derniers temps, on retient toujours le pire, le ragot, le buzz, jamais l'information, le débat constructif, sur la démocratie, sur l'économie...»

Et en effet, l'autre sujet de la semaine fut l'ouverture, ce jeudi 17 novembre, du procès de Nabil Karoui, PDG de Nessma TV, qui avait diffusé le film Persépolis en arabe dialectal à quinze jours des élections d'octobre. Karoui a fait notamment l'objet d'une plainte de 133 avocats pour «atteinte aux valeurs sacrées». Son procès a finalement été ajourné au 23 janvier 2012.

Bercés par ces polémiques, les Tunisiens passent à côté des principaux enjeux. Car l'annonce la plus surprenante, et la plus dangereuse à court terme pour la Tunisie, n'a pourtant rien à voir avec la laïcité, l'islam ou la liberté de culte. Elle émane de Rached Ghannouchi, dirigeant d'Ennahda, qui a annoncé tout de go, vendredi 28 octobre, qu'il voulait faire du dinar une monnaie convertible. «Nous sommes en faveur de la convertibilité du dinar tunisien», a-t-il déclaré à l'agence Reuters, ajoutant que «nos experts vont donner des éclaircissements sur ce point». D'éclaircissements, il n'y eut point.

Or rendre le dinar tunisien convertible à ce stade a toutes les chances de faciliter la fuite des capitaux des clans jadis proches des Ben Ali-Trabelsi et de provoquer un effondrement monétaire... L'examen de la politique économique proposée par Ennahda (que nous avions entamé ici), très éloignée de celle de ses partenaires futurs au gouvernement, demeure encore à faire.

À quelques jours de l'ouverture de l'Assemblée constituante, qui doit se réunir le 22 novembre, les Tunisiens n'ont toujours pas eu droit au débat de fond sur les futures orientations économiques et politiques que leur révolution mérite.

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