Tunis (Tunisie), de notre correspondante.- C’est un jeune apolitique, intellectuel et sans histoire, si ce n’est un passé d’activiste et de syndicaliste, selon ses proches. Il est aussi membre du bureau de l’Union des diplômés chômeurs et de certains mouvements de jeunes qui contestent la nouvelle loi de finances en Tunisie, symbole d’austérité. Ahmed Sassi, professeur de philosophie de 32 ans, a pourtant été arrêté le mercredi 10 janvier devant sa maison, dans le quartier populaire de Kabaria, à Tunis. On l’accuse d’appartenance à un réseau de malfaiteurs. L'accusation peut lui valoir jusqu’à onze ans de prison.
« Il ne faut pas faire le mélange entre les voleurs ou les pilleurs et ceux qui manifestent », proteste Moudhafer Laabidi, un ami d’Ahmed Sassi. Le jeune homme comparaît devant le tribunal de Tunis vendredi 12 janvier, alors que la situation dans le pays reste encore tendue après les nombreuses manifestations de ces derniers jours. Beaucoup, comme lui, ont été arrêtés et victimes d’intimidations. C’est par exemple le cas des membres du jeune collectif Fech Nstanew? (« Qu’est-ce qu’on attend ? »), sortis taguer leurs slogans sur les murs de Tunis il y a déjà plus d’une semaine, alors que peu de gens entendaient parler d’eux jusqu'alors.
Entre les distributions de tracts et les appels à manifester, la situation a beaucoup évolué pour le mouvement dont 336 membres ont été arrêtés, avant d’être ensuite relâchés pour certains. « Cela a commencé dès la distribution des tracts et on ne sait pas pourquoi car nous exerçons juste notre droit de manifester », témoigne Rafik Dridi, membre de la campagne. Ses demandes sont claires : que cessent d’augmenter la TVA et les prix des produits de première nécessité. Le budget contesté par la jeunesse a été adopté au parlement le 10 décembre 2017 et est entrée en vigueur le 1er janvier 2018.
Plusieurs niveaux de manifestations
« Si le gouvernement dialogue avec nous et accepte nos revendications, nous avons vocation à nous dissoudre, il ne s’agit pas d’un mouvement politique mais d’une campagne », précise Rafik Dridi. Mais aujourd’hui, lui et ses camarades, tout comme ceux du mouvement Manich Msamah, qui lutte depuis deux ans contre la corruption, se retrouvent confrontés à une rhétorique politique qui parle de « casseurs » et de « pillages » dans le pays, sans mettre en avant les revendications de la jeunesse. Les deux principaux partis politiques, l’islamiste conservateur Ennahda et le centriste Nidaa Tounes, qui cohabitent au gouvernement, ont publié des communiqués appelant à manifester pacifiquement. Ils accusent certains de ces mouvements d’être liés à des partis de gauche et d’être manipulés.
« Ça fait mal au cœur quand on voit que pendant la révolution, les nahdhaouis (militants d'Ennahda) et le Front populaire (gauche) sortaient ensemble dans leur quartier pour protéger des pillages ; aujourd’hui chacun accuse l’autre », regrette Myriam Didier, une activiste de l’ancienne génération, celle du collectif de cyber-activistes Takriz, fondé en 1998, très actif sous la censure de Ben Ali et qui s’est reconstitué ces derniers mois. « Je regarde de loin les manifestations car c’est dur d’y voir clair, la rue en ce moment est très mélangée », commente-t-elle.
Pour l’analyste politique Youssef Cherif, il y a en effet plusieurs catégories de manifestants dans un contexte qui présente beaucoup de similarités avec la période de 2011. « Les premiers sont de jeunes étudiants ou diplômés, fruits de la révolution, assez de gauche et anti-système mais non-violents. Cependant, ils restent minoritaires, sans leadership fort et du coup marginalisés médiatiquement et politiquement. » Mais ces mouvements, bien qu’apolitiques, ne sont pas à l’abri de certains partis qui souhaitent greffer leurs doléances sur les leurs.
« À ceux-là s’ajoutent des groupes politiques, surtout issus de la gauche, assez anarchistes, qui cherchent à renverser le pouvoir. Eux étaient là en 2011 et en 2013. Même discours, même politique », ajoute Youssef Cherif. Trois membres du Front populaire, un parti de gauche, ont d’ailleurs été arrêtés jeudi dans la ville de Gafsa, au sud-ouest de la Tunisie.
La situation se complique car, comme en 2011, beaucoup de curieux ou de personnes défavorisées viennent aussi manifester ponctuellement. « Viennent aussi les citoyens apolitiques pour qui la vie est devenue plus difficile depuis 2011, et qui en ont tout simplement marre, surtout avec les effets du budget 2018 – effets amplifiés par les médias et les réseaux sociaux, et par la gauche mentionnée plus haut. Ceux-là sont souvent manipulés par les politiques. Les mêmes ont dû sortir à maintes reprises depuis 2010, espérant que leur situation allait changer. Puis il y a les casseurs/voleurs, un phénomène qu'on observe dans le monde entier. Eux aussi sont là depuis 2011 », conclut Youssef Cherif.
Dans ce contexte, ni les médias tunisiens, ni le gouvernement n’aident à clarifier la situation. Les dégâts causés par les pillages et les casseurs sont abondamment mis en avant. Ils justifieraient le resserrement sécuritaire avec le déploiement de l’armée dans plusieurs villes, comme à Thala, à l’ouest de la Tunisie, où le poste de la garde nationale a été détruit, ou encore à Tebourba, où la mort d’un manifestant, Khomsi Yeferni, lundi 8 janvier, a provoqué des affrontements violents avec les forces de l’ordre. Selon la version officielle du ministère de l’intérieur, l’homme est mort d’asphyxie... Les manifestants affirment qu’il a été écrasé par une voiture de police. Le rapport d’autopsie du défunt n’a toujours pas été rendu public.