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Réseau des Démocrates

Un symbole de l'échec de l'islam politique

 


Spécialiste de l’islam radical, Olivier Roy annonçait déjà la fin de l’islam politique au début des années 1990. Auteur de nombreux ouvrages traduits en plus de dix langues, directeur du Programme méditerranéen à l'Institut universitaire européen de Florence, Olivier Roy estime aujourd'hui que le mouvement démocratique arabe né au Maghreb entraîne une redéfinition de l'ensemble du cadre géostratégique au Moyen-Orient. Ou, pour le dire autrement, comment la disparition, non seulement physique, mais surtout idéologique de Ben Laden consacre «la fin de l’exceptionnalisme arabo-musulman». Entretien. 

 

 

Quelle est votre première analyse à chaud, quelques heures après l’annonce de la mort Ben Laden ? 

Cela fait des mois que les Américains travaillent sur cette opération précise, sur la piste d’Abbottabad. Après avoir décidé de passer à l’attaque, ils en ont immédiatement fait un show, parce qu’ils étaient sûrs d’eux. Cela permet à Obama de dire : «Regardez, moi je fais le boulot, quand les autres ont failli.» C’est cela le message essentiel de son discours.

 

La disparition de Ben Laden revêt une dimension symbolique considérable. En quoi est-elle importante pour Al-Qaïda sur le plan opératoire ?

Al-Qaïda fonctionne sur le symbolique. Pour elle, un changement symbolique est donc un changement de réalité. Al-Qaïda n’a jamais existé que par son image de marque, et n’existe que dans la mesure où elle fait la une des journaux télévisés. C’est le génie de Ben Laden, d’être un homme parfaitement moderne de ce point de vue. Avec une organisation légère, souple et bon marché, il a réussi à se présenter comme l’alternative à l’impérialisme américain, bien aidé par le discours de Bush, qui disait : «C’est lui ou nous.» Cette mise en scène de soi-même par Al-Qaïda est absolument fondamentale dans la stratégie de l’organisation. Ce qui a attiré les militants, c’est l’image de Ben Laden «Robin des Bois» qui, caché dans sa forêt, était capable de défier la plus grande puissance du monde. En ce sens, la mort de Ben Laden, c’est fondamental. Cela ne va cependant pas empêcher les attentats : l’organisation est souple, l’attentat de Marrakech a eu lieu, et il y en aura d’autres. Il est même possible que survienne une vague d’attentats en forme «d’hommage» à Ben Laden.

Sur le fond, sa mort est le symbole de la disparition politique d’Al-Qaïda. Je ne suis pas sûr qu’ils disparaîtront totalement, à l’image de l’IRA, en Irlande du Nord : vous avez un mouvement qui n’est plus dans le coup, du point de vue géostratégique, mais que des nostalgiques continuent de faire fonctionner. Politiquement, Al-Qaïda est mort, c’était vrai avant même que Ben Laden ne soit tué. Le coup de grâce, ce fut les manifestations pour la démocratie au Moyen-Orient. Le discours de l'organisation a été totalement absent. Al-Qaïda n’était plus en phase avec la sensibilité politique du monde musulman. C’est d’ailleurs pour cela que Ben Laden avait condamné les soulèvements, en disant qu’ils éloignaient le peuple de la Oumma, de sa véritable mission.

 

Au-delà d’Al-Qaïda, n’assiste-t-on pas aujourd’hui à une redéfinition de tout le champ d’intervention de l’islam en politique, axé ces dernières années sur l’AKP turque d’un côté, et Al-Qaïda de l’autre ?

Il y a dix ans, j’avais dit : « Les deux pôles, c’est soit les talibans, soit Erdogan.» C’est ce qui s’est passé. Et aujourd’hui, le changement de paradigme dans le monde musulman est absolument fondamental. Le discours d’Al-Qaïda ne prend plus. Or Al-Qaïda est entièrement fondée sur ce discours. Ce n’est ni une organisation politique véritable, ni une organisation de masse. Al-Qaïda repose sur sa parole, et ses actes. Avec la mort de Ben Laden, la parole est coupée, et quant aux attentats, ils se faisaient déjà dans le désert, si je puis dire. L’exemple du Maroc est frappant : personne, sauf les partisans de la politique du pire, qui ne font pas partie du camp démocrate, ne peut soutenir ni même considérer comme inévitable l’attentat de Marrakech.

 

N’est-ce pas tout l’échiquier de l’islam politique qui est remis en question ? Car si l’on regarde de près, l’AKP, que l’on considère souvent comme un modèle, n’a absolument rien inventé du point de vue politique…

C’est très vrai, et l’on peut le résumer d’une autre manière : c’est la fin de l’exceptionnalisme arabo-musulman. Tout ce discours «choc de civilisations, islam incompatible avec les valeurs de la démocratie occidentale, etc.», c’est fini. C’est d’ailleurs un peu paradoxal : le 11 septembre 2001 est apparu comme un événement qui contredisait des structures profondes, ce que j’avais mis en évidence dans mon livre sur l’échec de l’islam politique en 1992, c’est-à-dire l’épuisement du modèle politique islamiste, qui conduit à trois choses : la démocratie, le salafisme ou le djihadisme radical. Aujourd’hui, le djihadisme est en crise, mais le salafisme n’est pas mort. On le voit du Maroc jusqu’à l’Egypte, où les tensions s’exercent entre les islamistes partisans de la démocratie et les salafistes. Les Frères musulmans rentrent, un peu à reculons, mais rentrent tout de même dans le processus démocratique, alors que les salafistes manifestent contre la nomination des gouverneurs chrétiens, sur un paradigme de charia traditionnel, qui voudrait qu’un musulman ne peut être gouverné par un chrétien.

Stabilité locale contre bouleversement régional

 

Cette émergence des groupuscules salafistes de toutes tendances, que l’on observe aussi à Gaza, comment l’expliquez-vous ?

C’est l’échec de l’islam politique : puisqu’il n’y a plus de projet d’Etat islamique qui fonctionne, on se réfugie dans la réislamisation individuelle et sociale. On ne pose plus les questions de l’Etat, mais on crée un espace islamisé autour de soi, et l’on essaie de vivre selon l’image que l’on a de la charia. C’est l’abandon du politique. C’est pour cela que les salafistes ne sont pas dynamiques, actifs. Ils sont en marge de la dynamique démocratique.

 

Ne peut-on pas, dès lors que le mouvement démocratique rend de nouveau opérant l’investissement individuel en politique, comme on l’a vu la semaine passée avec l’accord Hamas-Fatah, anticiper dès aujourd’hui le déclin à venir de ces «poches» salafistes ?

Je le crois. La situation actuelle oblige les mouvements islamistes à faire de la politique, ce que le Hamas vient de faire, en s’asseyant sur l’idéologie pour penser comme un parti de gouvernement. Le mouvement salafiste, qui est déjà très divers, va nécessairement être travaillé par ce réinvestissement en politique. Aujourd’hui, il y a ceux qui axent leur discours sur la nécessaire création d’une communauté de foi, et ceux qui tentent de se créer une sorte de lobby politique, à l’image de la droite chrétienne américaine, modèle qui fascine beaucoup par son mélange occidentalisation-religion. Après, vous avez tout le discours sur le travail, essentiel à la réalisation de soi, le passage de la norme à la valeur… Le salafisme, c’est un changement de paradigme de religiosité, et non de théologie. La plupart des militants se calment cependant avec le temps. Beaucoup de « bons musulmans modérés», qui ont aujourd’hui 40 ans, étaient salafistes dans leur jeunesse, aussi bien à Paris qu’au Pakistan. Mais enfin, il y aura toujours un noyau pur et dur, qui se focalise sur la charia.

 

Le cycle destructeur, ou la radicalité, qui se nourrissait aussi bien de la pauvreté, des régimes despotiques, de l’impasse du conflit israélo-palestinien que de l’humiliation née de la destruction de l’Etat irakien n’est-il pas arrivé à son terme, pour faire place à un cercle vertueux, qui ne laissera pas une région du Moyen-Orient de côté ?

J’en suis convaincu, mais il ne faut pas penser que cela va se passer de manière paradisiaque. La route est chaotique, car deux choses vont jouer :

  • La réaction conservatrice, le parti de l’ordre, qui estime que la révolution n’est pas bonne pour les affaires. On va donc avoir une réaction de type thermidorienne : les gens qui ont fait la révolution, qui ont vu comme une bonne chose la chute de la dictature, mais qui redoutent l’anarchie. Ce sont les milieux d’affaires, l’armée… On va avoir les nostalgiques de l’ancien régime, les notables, les réseaux de clientèles, qui sont toujours là. Et puis, les éléments les plus traditionnels des Frères musulmans, dont la direction peut très bien passer un accord avec les notables et l’armée pour établir une société conservatrice, couplée au libéralisme économique.
  • Le second élément, externe celui-ci, est géostratégique. Au Maghreb, il n’existe pas. En Syrie, Egypte, Bahreïn, on est en plein dedans. On voit très bien comment les Saoudiens sont déjà intervenus, considérant que les chiites de Bahreïn sont des Iraniens. Ici, on a tout une série de régimes qui sont très mécontents du mouvement démocratique. Bachar El-Assad est à la fois soutenu par les Saoudiens… et par l'Iran qui, si le régime syrien chutait, perdrait son autoroute au Moyen-Orient, ce qui effraie aussi le Hezbollah libanais. Le mouvement de démocratisation met en cause des constantes géostratégiques sur lesquelles tout le monde s’est installé depuis des dizaines d’années, en tout cas depuis la révolution islamique d’Iran. Si le Hamas s’est mis à discuter avec l’Autorité palestinienne, c’est aussi parce qu’il prévoit la fin du soutien syrien, avec cette idée qu’il faut retrouver une stabilité locale, face à la redistribution des cartes régionales. 

Ces deux éléments vont donc jouer un rôle contre le mouvement démocratique.

 

Le positionnement idéologique d'organisations comme le Hamas ou le Hezbollah, plus radicaux que l’AKP, est désormais interrogé par ce mouvement démocratique, qui les met en difficulté.

C’est un fait : ils sont profondément déstabilisés par ce qui se passe, d’autant que des organisations comme le Hezbollah sont sur des paradigmes panarabe, panislamique, en tout cas supranationaux. Or, toutes les révolutions se sont faites et se font dans le cadre national. Et dans le cadre national, le Hezbollah, c’est simplement le premier parti du Liban. Cela restreint donc sa marge d’action. Sa légitimité (et le fait qu'il ait des armes, par exemple) vient de ce qu’il représenterait l’avant-garde du monde arabe face à Israël. Or, cet aspect des choses disparaît avec le mouvement : l’hostilité à Israël se traduit de manière démocratique. C’est ce que l’on voit en Egypte, avec les demandes de renégocier les accords de paix. Personne en Egypte ne demande cependant le Djihad contre Israël. Face à cela, le Hamas et le Hezbollah sont à en porte-à-faux. Soit ils s’adaptent, et jouent le jeu démocratique, soit ils seront perçus comme des composantes du parti de l’ordre.

 

Le front Pakistan/Afghanistan semble, en revanche, moins atteint par cette vague démocratique.

De manière très curieuse, les mouvements démocratiques sont des mouvements arabes, point. Ils ne se concrétisent absolument pas au Pakistan. Les mouvements démocratiques y sont soit le fait d’une toute petite élite intellectuelle, soit des mouvements autonomistes. Le Pakistan est toujours dans une surenchère islamiste sans projet politique cohérent, sinon l’antiaméricanisme. Je suis assez pessimiste, car il va se passer des choses, à commencer par un baroud d’honneur pour la mort de Ben Laden. Le gouvernement va aussi devoir s’expliquer sur le fait que des troupes américaines aient pu opérer à 100 kilomètres de la capitale. Avec son accord ? Dans son dos ? Dans les deux cas, c’est très mauvais pour le gouvernement. En résumé, dans l’ensemble Pakistan/Afghanistan, la question de la démocratisation ne compte pas encore.

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