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Radhia Nasraoui: «Il faut dissoudre toutes les institutions du régime dictatorial»

26 Janvier 2011 Par

Lénaïg Bredoux

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Tunis, de notre envoyée spéciale

Nasraoui.jpgElle court partout, d'une réunion à l'autre, le téléphone vissé à l'oreille. Elle n'a plus une minute à elle. «On n'a plus la maîtrise de son temps. Mais c'est extraordinaire», lâche-t-elle, dans un souffle, avant de pouvoir enfin s'asseoir à la terrasse d'un café.

 

Elle, c'est Radhia Nasraoui, figure de l'opposition tunisienne et inlassable avocate des prisonniers politiques, victime durant des années de la répression du régime de Ben Ali. Harcelée, suivie, écoutée, menacée, tout comme ses proches. Cette fois, pas un policier aux alentours, pas de mouchard visible, elle peut enfin parler à visage découvert. Rencontre.

 

Radhia Nasraoui.© (L.B.)

 

Comment la Tunisie peut-elle aujourd'hui sortir du blocage politique, provoqué par la contestation massive du gouvernement de transition?

Ce gouvernement doit comprendre que les gens considèrent qu'il n'a aucune légitimité. Depuis plusieurs jours, les Tunisiens manifestent partout pour lui demander de partir, ils ne veulent pas des hommes de Ben Ali. Qu'il le veuille ou non, le premier ministre, ministre depuis vingt ans, est aussi responsable de la corruption, de la répression et du chômage. On ne va pas accepter que les hommes responsables de nos malheurs continuent de diriger le pays. Je m'attendais à ce qu'ils comprennent, mais ils s'accrochent.

 

Mais pourquoi?

Ils sont là pour continuer à défendre leurs intérêts. Tout le monde sait qu'il y a des dossiers qui sont en train de disparaître, au ministère de l'intérieur, à la Conservation foncière, des dossiers extrêmement importants qui peuvent constituer des preuves contre tous ceux que les Tunisiens vont juger. Ils sont aussi là pour défendre leur régime. Ce qui est malheureux, c'est que des membres de l'opposition ont accepté de faire partie de ce gouvernement, dont des démocrates qui ont lutté contre la répression ou la corruption (le PDP, centre-gauche, et les anciens communistes d'Ettajdid, ndlr). Les gens ne comprennent pas leur position. Car c'est eux qui sont en train d'aider les hommes de Ben Ali à rester au pouvoir. Il faut une assemblée constituante.

 

Comment expliquez-vous que les Tunisiens, qui sortent à peine de décennies de dictature, restent si mobilisés malgré les promesses de changement du gouvernement?

J'ai été moi-même frappée par le degré de conscience et de maturité des Tunisiens. Aujourd'hui, n'importe quel citoyen peut faire une analyse de la situation, propose une solution et explique que tous ceux qui ont collaboré ne peuvent pas construire une démocratie. La révolution est un démenti pour tous ceux qui disaient que les Tunisiens étaient des couards. Les Tunisiens ont prouvé au monde entier qu'ils étaient déterminés à se libérer de la dictature. Même s'ils n'ont pas parlé depuis deux décennies, ils sont en fait très informés, grâce à Internet et à l'intérêt qu'ils portent à leur pays. Tous peuvent citer un exemple d'affaire où des membres de la famille régnante ont arraché les biens des gens. En fin de compte, c'est un peuple très politisé.

 

Mais d'où vient cette politisation, en grande partie insoupçonnée avant la révolution?

Il y a des traditions. Dans les cafés, les gens regardent les infos. Et puis tout le monde a été touché par la répression. Toutes les épouses des islamistes, des gens de gauche, notamment du PCOT (Parti communiste des ouvriers de Tunisie, dont est membre son mari Hamma Hammami, ndlr), leurs parents, étaient forcément concernés. Mais au-delà de la répression politique, la corruption est devenue un phénomène dont tout le monde parlait, y compris les hommes d'affaires. C'est elle qui a fait en sorte que tout le monde a demandé le départ de Ben Ali.

«Ni oubli, ni impunité»

 

Dans la rue, beaucoup de passants expliquent qu'ils ont retrouvé la fierté d'être tunisiens, tant la solidarité semblait avoir disparu ces dernières années. A quel point le régime de Ben Ali a-t-il joué un rôle dans cette dislocation des liens sociaux?

Il y a une forte tradition de solidarité en Tunisie, on visite et on aide les gens quand ils sont malades, quand il y a un décès, on offre des cadeaux pour les mariages, on s'attache beaucoup à ses voisins, dans la famille. Or Ben Ali a tout fait pour casser cette solidarité. Il a puni les voisins qui aidaient les voisins. On pouvait être puni de 5 ou 12 ans de prison pour avoir offert un cartable au fils d'un prisonnier politique.

Mon frère, par exemple, m'a aidée pour mon loyer et il a été empêché de travailler. Mon plus jeune frère handicapé n'avait même pas le droit à une carte d'identité. Pendant des années, ma mère n'a pas eu de passeport pour voyager. Là, je parle de moi, mais des cas comme celui-là se comptent par milliers. Aller voir un frère en prison, c'était prendre le risque de perdre son travail, son droit de voyager. Des épouses ont été obligées de divorcer. Dans chaque quartier, quelqu'un était là pour moucharder.

Mais comment reconstruire maintenant une nouvelle société, alors que la dictature a forcément laissé des traces?

Il faut que toutes les institutions du régime dictatorial soient dissoutes : le parti RCD doit l'être, parce qu'il est responsable de nos malheurs depuis l'ère de Bourguiba, mais aussi le Parlement, la chambre des sénateurs, la constitution qui ne garantit pas la démocratie, le Conseil constitutionnel... Il faut aussi une justice indépendante, qui était jusque-là totalement soumise au palais de Carthage (le palais présidentiel, ndlr).

 

Peut-on justement imaginer que la société tunisienne se reconstruise sans que les responsables de l'ancien régime soient jugés?

Non. Il ne faut ni oubli ni impunité. Il faut que les gens paient, que la société tout entière dise son mot sur les crimes commis. Nous voulons que les responsables des tortures, ceux qui ont donné les ordres et ceux qui ont torturé, et de la corruption, soient jugés en Tunisie, par des juges tunisiens. Mais en respectant les règles d'un procès équitable. Je suis contre la peine de mort, contre la torture, même pour Ben Ali. Ali Seriati (responsable de la sécurité présidentielle sous Ben Ali et arrêté depuis, ndlr) aurait été torturé... Moi je ne veux pas d'une société qui garde les pratiques sauvages du régime dictatorial.

 

Radhia Nasraoui pourrait parler ainsi des heures, de ses combats, de son pays, de politique et de justice. Mais le temps presse. Elle est attendue à la centrale syndicale de l'UGTT avec les autres représentants de la société civile pour lancer un appel à la démission du gouvernement. Son téléphone sonne encore.

«Certains n'avaient pas appelé depuis des siècles. Là, ils prennent des nouvelles, ils veulent me féliciter», dit-elle dans un sourire.

Sur le chemin, tout à coup, une voiture noire s'arrête. C'est Nejib Chebbi, autre figure de l'opposition, membre du PDP (centre gauche) qui a accepté de devenir ministre dans le gouvernement. Il sort aussitôt pour saluer la camarade de combat, l'embrasse, espère la revoir vite, dans le cadre privé, avant la confrontation politique. Il repart, elle lâche :

«J'ai même pas eu le temps de lui dire... mais il est en train de perdre sa crédibilité. Pourtant, c'est un ami.» D'une amitié forgée dans les années de solitude et de répression, dont tous portent les stigmates, y compris physiques. Radhia Nasraoui: «Mais moi je suis optimiste, je l'ai toujours été, même dans les moments les plus durs. C'est ce qui m'a aidée à supporter l'insupportable.»

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