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L'islam des jeunes Français: «un instrument social»


Sociologue et maître de conférences à l'Université Lumière Lyon-2, Nancy Venel travaille sur les appropriations, les usages et l'agencement des appartenances chez de jeunes musulmans français d'origine maghrébine, lillois et lyonnais notamment. À l'heure de son instrumentalisation politique, ce point de vue sociologique, basé sur des recherches empiriques, permet de nuancer les fantasmes associés à l'islam et à l'immigration.

 

Quels faits ont permis au débat sur l'islam de resurgir tel qu'il se pose aujourd'hui autour de polémiques comme la question des prières de rue?

Le débat tel qu'il a resurgi là est parti de micro-événements: effectivement il y a des prières dans les rues à certains endroits. Mais combien en tout et pour tout? Il doit y avoir trois rues à Marseille, quatre à Paris et une à Nice. Il y a près de deux mille lieux de cultes en France et l'on constate des débordements de visibilité dans l'espace public dans une dizaine de cas seulement.

 

Quelle est la réalité, quantitativement, de la communauté musulmane enFrance?

La France est le pays européen qui compte le plus de musulmans. La grande majorité vient des pays du Maghreb (Algérie et Maroc, puis Tunisie en grande partie). Mais comme on n'a pas le droit d'obliger quelqu'un à révéler sa confession religieuse, il est un peu délicat d'avoir des statistiques précises. On estime aujourd'hui qu'ils représentent quelque 7 % de la population française, soit environ 4 millions de personnes si l'on inclut les convertis. L'islam est la deuxième religion de France.

 

Ya-t-il une géographie de l'islam en France?

La population potentiellement musulmane est principalement concentrée dans quatre régions françaises: 35% des musulmans de croyance ou de naissance vivent en Ile-de-France, 20% en Provence-Alpes-Côted'Azur, 15% en Rhône-Alpes, 10% dans le Nord-Pas-de-Calais. L'Ouest compte très peu de musulmans.

 

Faut-il toujours parler d'immigration quand on parle d'islam, et vice-versa?

C'est une question intéressante en effet, et l'article d'Éric Fassin sur le malade imaginaire est bien vu de ce côté-là (lire ici). La France ne s'est jamais vraiment perçue comme un pays d'immigration, ce qui est assez étonnant quand on prend l'histoire des migrations, depuis le début du XIXe siècle: la France a en effet toujours été une large terre d'accueil, de manière assez similaire aux États-Unis. Or, aux États-Unis, le phénomène migratoire a été d'emblée saisi comme une caractéristique intrinsèque à la société. Celle-ci a été rapidement investie par les chercheurs, notamment ceux de l'écolede sociologie de Chicago. En France, il faut attendre les années 1970 pour que des recherches se développent (en histoire, ensociologie...). Il y avait toujours cette ritournelle républicaine en France, on pensait que les immigrés allaient se fondre dans la nation en une génération, qu'on possédait un système intégrateur. Le vocable «intégration» a d'ailleurs toujours été adossé à une conception coercitive.

On a donc un peu ignoré le problème, ou disons le phénomène. Et si on regarde les travaux des historiens qui ont travaillé sur les migrations depuis le début du siècle, on voit que le rejet et le racisme ont marqué les différentes vagues, de manière très violente (voir par exemple les travaux de Noiriel sur le massacre d'Aigues-Mortes, ou plusieurs immigrés italiens ont perdu la vie). De même, l'accueil des Polonais dans le nord de la France ne s'est pas fait sans heurts. Des formes de racisme étaient donc également prégnantes à cette époque antérieure aux vagues d'immigration maghrébines. Seulement ces vagues-là ont bénéficié des «Trente Glorieuses», de conditions favorables en termes économiques: l'ascenseur social fonctionnait encore. Le regroupement familial maghrébin a eu le malheur de se produire dans les années 1970, quand tout s'écroulait.

 

Est-ce la déficience des conditions sociales actuelles qui expliquerait le progrès du vote FN aux dernières cantonales, dont le rejet de la figure du musulman comme de l'immigré semble être l'une des composantes?

C'est la vieille stratégie du bouc émissaire, oui. On est tous naturellement racistes, on a tous une première réaction de rejet ou d'angoisse face à l'altérité. Ensuite, l'éducation permet de dépasser ces réactions idiotes. Il y a aussi ce qui se passe aujourd'hui au niveau de la perception de l'insécurité, qui est instrumentalisée par toute la droite aujourd'hui. Une perception fausse de la réalité mais qui est bien entretenue par certains médias.

De l'islam hérité à l'islam choisi

 

La pratique de l'islam en France a-t-elle évolué depuis les premières vagues d'immigration en provenance du Maghreb, avant la Première Guerre mondiale, au début du siècle?

Les premières vagues d'immigration ont effectivement lieu avant la Première Guerre mondiale, mais c'est surtout dans la période des «Trente Glorieuses» que se sont constitués de manière massive ces phénomènes migratoires. À cette époque, il s'agissait surtout d'une population masculine, peu cultivée, encadrée souvent par les syndicats. C'était aussi une immigration transitoire: les pères de famille venaient en France pour gagner un peu d'argent, qu'ils envoyaient à leur famille ou qu'ils économisaient pour à terme réinvestir dans leur pays d'origine. Ils espéraient rentrer au pays. Ce faisant, les signes de leur religiosité étaient mis entre parenthèses dans la sphère privée. Il s'agissait de plus d'une pratique ethnique de l'islam, culturelle plus que cultuelle. Quand on lit la littérature de l'époque, on s'aperçoit que le rapport à la religion était très distancié: ce n'était pas ce qu'on faisait d'abord ressortir de son identité.

 

Que changent les lois des années 1970, qui permettent le regroupement familial, sur la manière de se situer par rapport à l'islam?

L'immigration va petit à petit cesser d'être pensée comme transitoire; l'idée de retourner au pays s'éloigne. Or, avec l'arrivée des familles, la pression communautaire commence à s'exercer sur le sol français. La question de l'éducation, celle des obsèques, ainsi que tout ce qui concerne la transmission des valeurs commence à se poser. Les musulmans vont être poussés à réfléchir aux manières de pratiquer leur religion dans un environnement qui n'est plus musulman et dans lequel ils vont devoir organiser leur projet de vie. La génération des pères va alors commencer à exprimer quelques revendications de manière collective, comme la construction de mosquées.

 

Comment évolue la pratique de l'islam au fil des générations?

Globalement, on va passer d'un islam d'héritage à un islam choisi, articulé à une démarche nettement plus individualiste. Tel qu'il s'est diffusé dans la pratique des jeunes générations, l'islam actuel est plus intellectualisé: on observe une volonté de rupture avec l'islam ritualiste des parents de la part d'une génération qui compte des étudiants et qui, d'une manière générale, est beaucoup plus éduquée que la génération des parents – et qui du même coup devient plus exigeante. Ces jeunes tentent de débarrasser l'islam des superstitions; dans certaines familles, on se bat même à coups de versets. Il faut bien avoir en tête que la génération des parents n'est pas allée à l'école, qu'elle est souvent analphabète: sa connaissance de l'islam était intuitive et héritée.

 

Cette redécouverte de l'islam engendre-t-elle de nouveaux usages de la part des jeunes, de nouvelles appropriations sociales; et ne comporte-il pas le risque d'une recrudescence du fondamentalisme?

Certains deviennent fondamentalistes. Mais on observe surtout un réinvestissement de cette connaissance de l'islam dans des pratiques émancipatrices, vis-à-vis de la famille notamment. Il y a tout un jeu de détournement qui s'opère et qui va permettre de retrouver certaines marges de liberté. C'est ce qui se passe par exemple avec les jeunes musulmanes: certaines vont aller chercher dans le Coran des versets qui justifient les sorties hors du foyer, proposer des interprétations alternatives.

D'autres vont se parer d'une irréprochabilité au regard de l'islam pour ensuite réclamer des droits supplémentaires: je mets le voile, donc j'ai le droit de sortir quand je veux, de rentrer quand je veux, je fais les études que je veux, je suis en position de négocier mon mariage, etc. D'un point de vue sociologique, on assiste donc à une instrumentalisation de l'islam pour être un peu plus libre de ses faits et gestes. Dans certains quartiers, il y a même des filles qui portent le voile jusqu'aux limites du quartier et qui l'enlèvent dans le bus ou dans le RER pour faire ensuite ce qu'elles veulent.

On a tendance à uniformiser les pratiques, alors que si on prend le temps d'écouter la manière dont ces jeunes pensent leur religiosité ou la manière dont ils vont revendiquer ou non leur appartenance à l'islam, on se rend compte qu'on a des discours très hétérogènes.

 

La pratique de l'islam, et son interprétation, est donc un jeu composé par chaque individu?

Oui. Dans certains pays musulmans, comme en Iran, on voit beaucoup de jeux autour du voile: les femmes essaient de laisser une mèche pour voir si ça passe, etc. Du point de vue de l'interprétation aussi: s'il est bien question d'un voile dans le Coran, ne peut-on pas l'interpréter comme la métaphore d'une attitude simplement mesurée dans le rapport sexué à l'autre, comme une simple mise en garde contre une conduite qui donnerait dans la provocation outrancière, dans la vulgarité? Et puis cette question du voile est un peu injuste: on invoque la laïcité à son propos mais on ne pose jamais la question de la pilosité des hommes, qui est pourtant un signe également ostentatoire de religiosité.

 

Un milieu socialisateur

Si les pratiques sont multiples, comment parler d'un «islam de France»?

Même si les intéressés ne seraient pas d'accord avec ce terme, puisque pour eux il n'y a qu'un islam, je pense que ce syntagme est intéressant pour indiquer la spécificité sociologique que constitue la pratique de l'islam en France, au sein d'un environnement socio-économique qui n'est ni musulman par la loi, ni par l'histoire, ni par la culture «dominante» et les perceptions qu'elle véhicule. C'est donc sociologiquement pertinent.

Dans les grandes tendances, il s'agit souvent de personnes qui vivent dans des milieux populaires, qui se sont vues confrontées à des situations de discrimination, à l'école, dans leur recherche d'emploi, dans leurs échanges avec l'administration, avec la police. La plupart connaissent des problèmes d'intégration: elles connaissent et partagent les mêmes codes sociaux que les autres, et sont pourtant constamment renvoyées à leur différence. La référence à l'islam permet donc de contourner la difficulté de s'affirmer pleinement comme Français. Dans les entretiens, beaucoup de jeunes me disent: liberté, égalité, fraternité? Oui, mais pas pour nous. On est français, mais pas comme les autres. La trajectoire vers l'islam est souvent marquée par ce ressentiment.

 

Cette sensation de la différence subie est-elle engendrée par les expérience quotidiennes ou par les représentations véhiculées par les discours politiques?

Les deux. Le discours ambiant favorise les crispations, c'est certain. Historiquement, la construction discursive autour des attentats du 11 Septembre a fait basculer la figure du musulman dans une matrice perceptive radicalement différente et difficile à supporter pour les musulmans. À un niveau plus microsociologique, il y a aussi beaucoup de musulmans qui prennent conscience de la discrimination par le récit qu'en font leurs amis: ils n'ont pas vécu de manifestations racistes personnellement, mais connaissent des potes qui en ont été victimes, etc.

 

Cette expérience de l'inégalité quotidienne explique-t-elle le recours à l'islam comme d'un point d'appui social?

Oui, c'est l'idée du stigmate inversé; puisque vous persévérez à m'adosser à telles caractéristiques, je vais m'en saisir pour composer une identité. Au lieu de subir cette caractéristique, je vais la revendiquer. C'est une manière de retrouver un pouvoir sur soi et de réorganiser sa dignité. Et puis la précarité favorise des trajectoires qui flirtent parfois avec la petite délinquance; revenir vers la communauté islamique permet de retrouver un cercle socialisateur, avec la mosquée, qui est un lieu de culte mais aussi un lieu de discussion, de convivialité, avec des repères lisibles, comme la manière de s'habiller, etc. Un recours contre la solitude et l'anomie, un lieu de rencontre clarifié.

 

L'islam comme moyen de rencontres?

Bien entendu. On parle souvent de retour du religieux, mais l'islam est aussi un instrument social. Tariq Ramadan exerce évidemment une aura et un charme sur son auditoire, on assiste aux conférences pour l'écouter. Mais si l'on observe bien la salle, on voit aussi des étudiants et des étudiantes qui s'échangent leurs numéros de portables. C'est donc aussi un lieu de drague, d'autant plus prisé qu'on y retrouve cette sécurité liée à la similarité des caractéristiques que les personnes présentes sont censées partager, il y a une homologie. C'est quelque chose de fréquent dans les différents mondes sociaux par ailleurs: c'est un phénomène bien connu dans les manifestations, dans le militantisme de gauche...

 

L'islam serait donc en fait un premier lieu d'intégration?

Oui, c'est une manière d'intégrer quelque chose en effet, de trouver une reconnaissance dont on a tous besoin.

 

Si l'islam peut se comprendre à partir de ces dynamiques sociales, peut-on également l'interpréter d'un point de vue politique? Quelle est sa prégnance ? On a parlé récemment de l'histoire des menus halal dans les cantines, des plages horaires réservées aux femmes dans les piscines...

Même si l'islam est arrivé après 1905 (ce qui le place dans une inégalité de fait par rapport aux autres religions au regard de la loi sur la séparation de l'Église et de l'État), la loi française permet aux municipalités de gérer ces questions de manière sereine, sans en passer par la polémique nationale. Les municipalités peuvent octroyer des terrains pour des lieux de culte... même s'il est vrai que les municipalités peuvent traîner des pieds et entraver les demandes légales qui lui sont faites. Mais les choses se passent souvent très bien. À Lyon par exemple, les cantines avaient mis en place un menu «sans porc».

Mais comme la dénomination était stigmatisante, elles ont ensuite procédé par une liste de menus au choix, dont un ne comportait pas de porc: il suffisait de regarder les aliments dont il était composé. Ce sont des façons de coexister qui doivent se négocier de façon pragmatique et décrispée à l'échelon local, ce qui est d'ailleurs le cas aujourd'hui la plupart du temps.

 

Existe-t-il un vote islamique? La religion détermine-t-elle les préférences politiques?

On parlait du «vote beur» dans les années 1980... mais c'est un fantasme. Beaucoup de travaux ont montré qu'il n'existait pas de vote identitaire religieux. S'il existe une corrélation entre le fait d'être musulman et de voter à gauche, la variable explicative n'est pas la religion mais le milieu socio-économique dans lequel on évolue. Si les musulmans ont tendance à voter à gauche, c'est d'abord à cause de la précarité qu'ils connaissent. Une donnée explicative réside également dans la trajectoire, stagnante, ascendante ou descendante de l'individu. Bref, la religion n'est pas un facteur déterminant, c'est un fantasme.

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