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Réseau des Démocrates

L’ÉCRIVAIN YASMINA KHADRA À L’EXPRESSION «J’ai horreur de la manipulation»


04 Mars 2010 - Page : 21
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«Alerter les consciences anticolonialistes pour interdire une ouverture littéraire, n’est-ce pas le comble de la démesure?» s’interroge, indigné, l’auteur de Ce que le jour doit à la nuit.

Le directeur du Centre culturel algérien à Paris, Yasmina Khadra, donne ici son avis sur la tentative de faire échouer l’arrivée de la caravane de la célébration du 50e anniversaire de la disparition d’Albert Camus en Algérie.
Caravane approuvée par notre écrivain de mérite et que certains esprits obtus tentent, par une pétition qui n’a d’écho que le bout de leur nez, d’empêcher de se produire en Algérie. Un geste qui va à l’encontre de l’action intellectuelle qui veut qu’un débat même contradictoire se doit d’être, sans lequel une véritable démocratie n’a plus raison d’exister. Des intellectuels, dites-vous? Notre homme, fidèle à ses idéaux justes, répond à ses détracteurs.

L’Expression: Il va y avoir l’organisation de la Caravane Albert Camus... sachant que le Centre culturel que vous dirigez est, entre autres, l’initiateur de cet événement. Quelles sont vos motivations?


Yasmina Khadra: Le CCA n’est pas l’initiateur de l’événement. M.Guillaume Lucchini, l’organisateur de la Caravane Albert Camus, était venu me voir pour m’en parler. Son idée m’a séduit. Pourquoi pas, m’étais-je dit? Et nous avons aussitôt lancé l’opération. Je suis sidéré par la réaction du comité qui s’est constitué pour condamner notre initiative. Néocolonialisme?... Je n’en reviens pas. Il ne s’agit pas d’une armada en rade des côtes algériennes. Il n’y a ni chars, ni avions, ni drones. Et aucun état-major n’est en train de fourbir ses armes. Il est question d’une opération purement culturelle. Contrairement à ce qui a été déclaré, seul le Centre culturel algérien à Paris est partie prenante dans cette histoire. Incriminer les autres institutions, faire croire qu’il s’agit d’une implication massive de l’Etat, est totalement ridicule. Les motivations qui m’ont amené à m’investir dans cette démarche sont simples: proposer aux Algériens, notamment à nos étudiants, un débat intelligent sur un grand écrivain, né en Algérie, adulé par les uns et vilipendé par les autres, prix Nobel de littérature. Notre pays tente timidement de renouer avec la chose intellectuelle. J’essaie de contribuer à ce sursaut sans lequel la médiocrité et l’ignorance squatteraient notre esprit.

En Algérie, cette caravane qui atterrirait, en avril je crois, est controversée par un groupe d’écrivains ou intellectuels algériens. Un texte baptisé «Alerte aux consciences anticolonialistes» circulerait un peu partout contre cette célébration de l’année camusienne qui, selon ses auteurs, réhabiliterait l’Algérie française. Quel sentiment cela vous inspire-t-il?


J’ai lu ce fameux texte et j’en hallucine encore
. Où sont-ils allés chercher de telles élucubrations? Que signifie cette désinformation éhontée et qu’essaie-t-on de prouver? Que ces individus sont les gardiens du temple? Qu’ils sont plus vigilants et plus patriotes? L’Algérie est souveraine, et elle a les moyens de sauvegarder son intégrité. Camus est mort, et son fantôme ne saurait remettre en cause le combat des Algériens pour leur indépendance. La guerre est finie; il est question de regarder plus loin que le bout de notre nez. Il est impératif de lire Camus pour comprendre ce que nous avons été sous le joug colonial, et ce que nous sommes devenus aujourd’hui, c’est-à-dire des êtres sans relief et sans réelles convictions, toujours prêts à chahuter les initiatives des autres et jamais en mesure d’en prendre, constamment prompts à chercher des poux aux chauves, à traquer l’anguille sous roche même lorsqu’il n’y a pas d’eau dans la rivière. Des êtres forgés dans la suspicion chimérique, de grandes gueules aux bras écourtés, fainéants impénitents, terrés au fond des nullités et des absences insalubres, sordides jusque dans leurs «nobles» pensées. Les a-t-on jamais vus se rassembler autour d’un idéal probant? Les a-t-on jamais vus honorer un héros, un chantre ou bien un martyr? Ils sont là, les doigts dans le nez, à ne rien fiche de la journée, et dès qu’il y a l’ébauche d’une initiative, ils s’extirpent de leur sommeil post-digestif pour ruer dans les brancards! Qui les empêche de fêter Jeanson, de commémorer dignement Fanon, de provoquer des Caravanes Kateb Yacine, Mouloud Feraoun, Rachid Mimouni ou Tahar Djaout, Moufdi Zakaria ou Benhaddouga, Al Khalifa ou Rédha Houhou, et de réunir les Algériens, grands et petits, autour d’un débat enthousiasmant? Ils ne font rien, et tentent d’empêcher les autres de se bouger un peu. Moi, qui suis écrivain, ancien officier, fils d’ancien officier de l’ALN, descendant des Moulessehoul, seigneurs tranquilles de la Saoura depuis six siècles, je ne vois pas du tout en quoi le fait de se pencher sur Albert Camus, aussi controversé soit-il, puisse me désarçonner en tant qu’Algérien. C’est en lisant L’Etranger que j’ai le mieux compris la condition des miens durant la colonisation. C’est parce que nous étions réduits à des figurants, ramenés à un qualificatif générique (l’Arabe), et présentés comme du cheptel inconsistant que j’ai décidé de devenir romancier pour dire la vaillance de nos héros et la longanimité de nos victimes expiatoires. Plus tard, le traumatisme de la lecture de L’Etranger m’amènera à écrire Ce que le jour doit à la nuit, pour montrer ce que Camus répugnait à regarder en face. C’est en lisant Noces d’été, la Peste, l’Exil et le Royaume, que j’ai mesuré combien Camus était atteint de strabisme, parfois carrément frappé de cécité, comme Guy de Maupassant, André Gide et ces consciences supposées éclairées et dont la portée de leur phare ne dépassait pas les frontières de leur propre conception du monde et de l’humanité, c’est-à-dire leur propre bulle. La littérature est une quête perpétuelle de soi. On apprend plus sur soi, dans un livre, que sur les personnages et les événements qu’il décrit.

Les Algériens ont besoin de renouer avec le livre, d’apprendre à faire la part des choses, de reconnaître le talent exceptionnel de Camus et de déplorer, intelligemment, son autisme d’homme, ses maladresses, ses tergiversations, ses indécisions, de mesurer combien parfois le génie est éloigné de la lucidité, que l’on peut être magnifique et gauche à la fois, sublime et à côté de la plaque. Ce sont justement ce genre de rencontres qui nous permettra d’avancer dans la vie. Le comité qui appelle au boycott de la Caravane Albert Camus devrait jeter un oeil sur le délabrement mental qui sévit chez nous, sur la démission intellectuelle, par endroits le désistement même de la pensée, le renoncement à l’émulation, à la transcendance, voire à la culture. Il devrait se demander pourquoi nos écrivains ne sont pas enseignés dans nos lycées, pourquoi l’exclusion muselle le chant salvateur de nos poètes, pourquoi nos bibliothèques sont désertées, nos cinémas sous scellés comme les lieux du crime, nos comédiens se décomposent-ils à l’ombre du temps qui passe. Il devrait comprendre que ce sont des réactions comme la sienne qui empêchent la renaissance de notre nation. Absolument. Ce sont des attitudes comme celles qu’ils affichent, avec un zèle claironnant, qui isole notre pays dans le marasme et la démagogie. Alerter les consciences anticolonialistes pour interdire une ouverture littéraire, n’est-ce pas le comble de la démesure? Et puis, quelles consciences? Celles qui se dérobent devant les malheurs qui frappent notre patrie? Celles qui s’empiffrent à tous les rateliers? Celles des prédateurs de tout poil, qui privilégient le slogan creux au détriment des engagements concrets, qui n’ont de cesse de se réinventer une âme là où elles n’ont aucun scrupule? Quel culot, tout de même! Mais il est vrai que beaucoup n’ont plus de caleçons tellement ils pètent le feu.

Quelle est votre position là-dessus et que répondez-vous à vos détracteurs?
Je n’ai pas de réponse pour l’incongruité. J’essaie de faire de mon mieux pour aider notre culture à s’éveiller aux gens qui l’aiment. Depuis que je suis au CCA, j’oeuvre exclusivement dans ce sens. Jamais sous influence politique ou autre. J’écoute ce que mon coeur confie à ma conscience. Il n’est pas de mes habitudes de penser à mal. J’ai horreur du mensonge et de la manipulation. Ce que j’entreprends, je le fais après avoir bien réfléchi, et je le fais pour le bien de tous. S’il m’arrive de me tromper, ce n’est pas faute d’avoir bâclé mon travail ou pris à la légère un engagement. L’erreur est humaine, et c’est tant mieux. On apprend mieux à se relever en tombant. Je ne suis pas de ceux qui manoeuvrent sournoisement ou qui pratiquent la surenchère et l’abjection.
S’il m’arrive d’agacer certains, ce n’est point voulu. Je ne songe ni à provoquer ni à invectiver. Si je donne l’impression de faire cavalier seul, ce n’est pas du tout vrai. Je m’escrime à trouver des interlocuteurs et je suis attentif à toute proposition susceptible d’apporter du crédit à nos efforts. Mais de grâce! arrêtons de prendre les Algériens pour des inconscients. Arrêtons de les infantiliser. Et laissons les gens travailler en paix.

O. HIND

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