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Réseau des Démocrates

Entrelacs. Tentative de réflexion sur l'habitude vestimentaire du voile par Hawa Djabali

Il y a, actuellement, en Belgique et ailleurs en Europe, un "problème" parce qu'une certaine façon de porter un foulard sur la tête à l'école s'avère porte-drapeau d'une idéologie qu'on qualifie d'intégrisme musulman, alors que la plupart des personnes qui l'affichent nient toute appartenance à ce mouvement. Mais savent-elles ce qu'on entend par intégrisme ? Elles et ceux qui les critiquent ont-ils vraiment réfléchi aux motivations de ce carré de tissu noué ?
La présente réflexion mériterait d'être développée dans une étude qui prendrait facilement le volume d'un livre. La bibliographie qui supporte les propositions qui suivent est si volumineuse que nous nous contenterons de ne l'indiquer que pour les citations utilisées, les plus directes. Nous avons conscience que livrer en quelques pages de si longues observations sur la question peut paraître un peu vertigineux. Considérons donc que nous plantons ici le rejeton d'un olivier qui devra être greffé et soigné. Il faut, en ce sens, accepter, pour cause de contraintes de temps et de manque d'espace éditorial, que nous soyons modestes.

 
Un des objets-"icônes" (en tous cas considéré comme tel par beaucoup) du fondamentalisme musulman et qui cristallise beaucoup de débats et de discussions est l'entrelacs des fils. Le débat, pour ne pas dire le combat, se fait sur la tête des femmes qui se retrouvent, comme à l'accoutumée, dans la position de "l'enjeu" ; à ceci près qu'elles plongent aussi, de part et d'autre, dans cette querelle qui les concernent au premier chef.
 
La tradition du voile est brisée : un "foulard" se veut réactiver cette façon de vivre qui n'a pu survivre. Ainsi qu'on le découvrira dans le corps de cet article, il est à remarquer que le langage courant, en Occident, confond le voile et le foulard qui l'abolit. Et ce "foulard" est empreint, sans le savoir, à la fois des revendications laïques et sociales de l'histoire occidentale(1), et de l'influence chrétienne dans ses tourments intégristes les plus graves. Manipulé de très loin souvent (depuis les USA dans bien des cas connus), de façon totalement cachée, récupéré par des pouvoirs nationaux de pays mal développés qui ont besoin "du diable" pour effrayer les populations et leur venir en défenseurs(2), le "hijab" (le foulard), en son sens pseudo-politique, est bien loin de ce que croient les femmes qui l'adoptent pensant bien faire.
Le geste adolescent des jeunes filles qui réclament le droit, à l'école, de se "couvrir", peut être simplement vu comme la révolte, en Europe, contre une société qui parle constamment d'intégration tout en commettant des actes continuels d'exclusion contre les "gens venus d'ailleurs", en appliquant dans les faits (et non pas dans les lois) des attitudes de ségrégation ou de paternalisme. En même temps, le phénomène a envahi des pays qui avaient renoncé en partie, en théorie, en juridiction, au voilage des femmes, comme par exemple l'Algérie, l'Irak, l'Egypte, etc.
Ce n'est pas le fait de mettre un foulard sur sa tête qui pose problème, c'est de ne pas pouvoir l'enlever.
Cette "sacralité" donnée à un morceau d'étoffe gêne les progressistes des pays en voie de "re-voilage" et les Occidentaux parce qu'elle remet en question un enjeu essentiel du principe démocratique moderne : l'égalité entre les hommes et les femmes. Or, les hommes du sud de la Méditerranée et du Moyen-Orient qui étaient aussi bien "voilés", c'est-à-dire recouverts, sans tabou sur le visage, bien que dissimulant traditionnellement la bouche au moment de parler, se sont affranchis, dans une large majorité, de la coutume du châle ou du turban sans avoir l'impression d'avoir offensé la religion. Dans certains lieux, une simple chéchia, ou kippa ou béret ou chapeau, calot, ont assuré la transition sans remous. Pourquoi les cheveux et les cous des femmes prennent-ils cette importance ? Aurait-on flairé la force "incontrôlable" que représente le potentiel féminin arabe ? Car si une majorité de religieux encouragent directement la culpabilisation et la soumission féminines, les pouvoirs nationaux, plus sournoisement, y participent grandement : voir la situation actuelle des codes de la famille dans les pays du Monde arabe… Oui, une partie de la société ressent ce petit foulard comme un contrôle pour contraindre la gent féminine et proteste à ce titre. Contrôle exercé dans la cellule familiale, elle-même contrôlée par le pouvoir national, pouvoir contrôlé par les pays riches, pays riches inféodés aux grandes fortunes qui décident actuellement du sort de la planète. Tout ça dans un morceau d'étoffe ?!
  
Le traumatisme de la perte, l'angoisse du repère égaré
 
Le terme "intégrisme" est apparu la première fois à la fin du XIXe siècle comme nom d'un parti politique espagnol dont voici partie du texte fondateur : "Nous voulons l'unité catholique avec ses conséquences et qu'aucun crime ne soit abominé et plus rigoureusement puni que l'hérésie, l'apostasie, les attaques contre la religion, la rébellion contre Dieu et son Eglise. (…) Nous tenons pour abominables la liberté de conscience, la liberté de pensée, la liberté des cultes et toutes les libertés de perdition...".
Les "fondamentalismes" sont pratiquement dans la même mouvance, version anglo-saxonne : le nom vient de la lutte menée par les protestants américains dans les années 20 du siècle passé qui se réclamaient des "articles fondamentaux de la foi", dont la vérité absolue, inaltérée, non historique de la Bible(3).
Depuis, l'utilisation de ces termes a été étendue : en particulier, on pourrait dire que l'on parle d'intégrisme lorsqu'il s'agit de "réinventer" une tradition perdue, brisée ou importée, à des fins de revendication de pouvoir ou de biens. Il s'agit de la "crispation" du mythe d'une tradition dans un contexte "qui ne permettrait plus à cette tradition de se reproduire". "Le sentiment d'une continuité immédiate et vivante avec le passé devient impossible"(4), d'où une violence récurrente pour bouleverser un monde coupable "d'oubli".
Reprenant la grille de lecture des composantes du fascisme suivant William Reich(5), on peut pareillement observer que le terreau de l'intégrisme est fait d'humiliation, de défaites collectives, d'interdictions sexuelles, de traumatismes, de peur du féminin (de la part des hommes comme des femmes), de fusion avec la mère, de sacralisations déiste et maternelle, d'idéalisation du passé, de dévalorisation de la création et du travail, d'anxiété.
On ne dira jamais assez qu'un pouvoir qui confisque totalement ou en partie le droit à la culture sous toutes ses formes (savoir, art, sciences, savoir-vivre, communication, histoire, etc.), un pouvoir qui ment, qui méprise et qui manipule, doit s'attendre à l'éclosion d'un intégrisme dans les plus brefs délais (mais non seulement ces pouvoirs s'y attendent mais ils l'utilisent, cet intégrisme, pour asseoir leurs dictatures et manipuler les foules). On doit également redire, encore et encore, que lorsqu'une fraction de peuple en exil, par conséquence historique, se retrouve, allochtone, privée de son geste culturel pour raison de fragilité des supports de cette culture qui n'ont pas résisté au déplacement, et donc privée de communication, d'imaginaire, de production artistique, d'une image valorisante d'elle-même, l'intégrisme n'est pas loin.
La revendication identitaire et "communautariste" s'est emparée du "foulard" : qui pourra nier le désarroi culturel, la misère sexuelle, l'angoisse dans la recherche de l'identité des populations amenées en Europe ou aux USA pour "trimer" (de l'esclavage à la "main-d'œuvre étrangère") ? Seulement ceux qui ne les ont pas vécu.
Et la blessure des parents courra encore au long des générations qui suivent, et de cela nul n'en a cure.
 
Mais, tenant compte de cette lourde réalité, pourquoi cette fixation des "pour" et des "contre" sur ces pièces de tissu, et plus particulièrement celle qui recouvre les cheveux ?
 
Car, en ce qui concerne les musulmans, ils pourraient tout aussi bien se fixer sur le silence et la modestie à observer devant les hommes puisque "la voix féminine peut créer un trouble et engendrer le cycle de la fornication", "qu'une femme ne doit jamais parler mais se contenter, pour signifier à un étranger qu'elle l'écoute, de frapper dans ses mains"(6), "si on frappe à la porte, la femme ne doit pas répondre d'une voix mélodieuse, mais rude, en mettant le dos de sa main devant sa bouche"(7), "la femme doit prendre garde à ce qu'un étranger n'entende sa voix"(8). Or ce n'est pas le cas, les femmes musulmanes répondent au téléphone et les jeunes "militantes du foulard", pour réclamer le droit de se dissimuler, parlent en public, s'exposent à la télévision, hurlent si nécessaire dans les manifestations publiques, plaisantent avec leurs camarades de classe quand leur insolence ne leur fait pas prendre leurs professeurs masculins à partie, et, en aucun cas, n'acceptent de se taire. Elles auraient pu choisir de rester chez elles… La Sunna les autorise à sortir "en cas de besoin". Un des "dits" du Prophète Mohamed dirait : "… si elle sort de chez elle, le démon l'accompagne. Si elle tient à rester proche de Dieu, elle n'a qu'à rester au fond de sa demeure"(9). Non, la guerre concerne le tissage et rien d'autre, on ne réclame pas le droit aux esclaves, on ne remet pas le système bancaire en question (sinon théoriquement), on ne s'en prend ni à la photographie, ni à la télévision, ni aux aliments génétiquement modifiés, ni à l'ordre économique qui instaure la pauvreté et la déchéance, ni aux drogues qu'on fume, ni à la perte de toute dignité, on ne s'en prend même pas à la saleté qui est devenue chronique et fléau des pays, ou des quartiers en Occident, musulmans… On aurait pu s'inquiéter de tout ça, s'appuyer sur les textes saints, on ne le fait pas, on revient inlassablement au tissu. Pourquoi ?
 
Cela vaut la curiosité et la curiosité va nous emmener loin, très loin.
 
La divinisation du tissage
 
Au temps où l'angoisse la plus forte était de voir l'espèce s'éteindre, ou, tout simplement, le groupe, soumis à tant de dangers que le premier humain ne survécut que dans un héroïsme de tous les instants, le culte montre des statuettes de femmes nues, grosses pour éviter les problèmes de la famine, enceintes, le sexe largement souligné, la poitrine hors de proportions. Par contre, postérieurement, au temps où la peur de retourner à l'état animal va s'insinuer dans les consciences et exiger des marques de différenciation, le tissage va devenir "sacré". Mais le voile aura une autre fonction, inattendue : dissimuler les symptômes de l'interrogation métaphysique, cette pensée qui trouble si profondément l'humain.
Qu'on se souvienne que Moïse ne pouvait pas regarder Dieu et que lorsqu'il redescendit de la montagne, il était "tellement lumineux qu'il dut se voiler pour ne pas gêner les gens". Que revienne l'image du voile du temple d'El Qouts (Jérusalem), se déchirant au dernier souffle du prophète Jésus. Qu'on se remémore le Prophète Mohamed se couvrant de son manteau au moment où il se sentait récepteur d'un nouveau code. Qu'on pense aux prêtres officiants ou aux gens qui dirigent la prière, dans des religions différentes : la tête est recouverte. Les femmes musulmanes, mêmes seules, se couvrent soigneusement pour prier.
 
Dans la collecte des récits de la Bible, nourris des mythes mésopotamiens de la fin du néolithique et de la plus haute antiquité, Adam et Eve sont nus au Paradis et s'habillent lorsqu'ils en sont chassés. Quelques siècles plus tard, dans le Coran, les mentalités ont changé, on a perdu ou détourné le paradigme "paradis-inconscience-animalité", Adam et Eve sont habillés au Paradis, et c'est le diable qui les dépouille de leurs vêtements au moment d'en sortir(10).
Que s'est-il passé ? C'est qu'Adam et Eve, déjà, ont une "humanité historique", les vieux mythes, les initiations que la science actuelle sera en mesure de nous restituer, se sont éloignés faute de notation. Reste la légende : pour Adam et Eve, il s'agit d'êtres "existant déjà" (dans d'autres écritures) qu'une faute oubliée (la cassure d'avec l'animalité) met en péril (parce qu'enfouie dans l'inconscient) et risque de renvoyer dans le monde "naturel", la vie terrestre naturelle : d'où l'importance de la récitation pour mémoire, de l'écriture qui recueille, du sens d'enregistrer un message, le Coran, et de se "voiler", de se rhabiller au plus vite, en cachant le sommet du crâne par lequel on "atterrit" dans la vie. Le couloir de la malédiction divine (de la Faute, détournée vers Dieu) étant le couloir du vagin des mères qui reste, de fait, le lieu du mystère. Ce que les hommes ne pardonnent peut-être pas aux femmes, c'est de les avoir enfantés et d'être ainsi témoins d'un mystère entaché de procréation animale. Ils les cachent, les voilent autant que possible, désirent que leurs épouses soient "vierges", c'est-à-dire sans expérience de témoignage qui les renvoie à ce qu'ils ne veulent plus imaginer : le trou par lequel ils sont arrivés. En même temps, ils les souhaitent physiquement aussi désirables (animales ?) que possible… "Freud, qui n'est pas le seul sexiste ni le seul phallocrate, convenait que l'homme hait la femme parce qu'il considère qu'elle incarne le mal…"(11).
Mais la sacralité ne saurait se résumer à cet inconfort masculin, car les femmes y participent autant que les hommes ; il y a une vision du monde, de la vie et de la mort dont nous ne sommes peut-être pas trop conscients : "Le port du voile par les femmes a un caractère symbolique. En effet, la femme ne montrera son visage qu'à son époux, à ses parents, à ses enfants ; tout comme Allah ne montrera sa Face qu'aux croyants qui auront mérité le Paradis le Jour du jugement dernier lorsqu'il ordonnera à "Qouroub" l'Ange chargé du protocole au Paradis, de déplacer le voile qui le sépare de ses fidèles. Il y a là, par comparaison, une curieuse identification de la femme musulmane à Dieu (domaine du caché, du mystère, du sacré) qui rend plus complexes les images et leur interaction. L'Arabo-musulman, dans sa peur de l'autre, souhaite, consciemment ou non, que son épouse ressemble à Dieu sur le plan de la pureté. Pureté que l'on ne peut acquérir que si l'on se cache des regards inquisiteurs. Y a-t-il honneur plus grand que celui de ressembler à Dieu ? Cette pureté, que l'on peut traduire par chasteté, servira à préserver l'honneur de l'époux et de toute la famille"(12).
 
Les qualités apparentes et cachées du voile, le message du tissu
 
L'Homme se définit en tant qu'Homme par sa production et se justifie par elle. Le signe, la parole, précèdent légèrement dans le temps, la venue de l'écriture et de l'habillement. Il aura fallu attendre le pastorat, puis l'agriculture, pour obtenir l'invention du fil puis du tissage. Et cela est typiquement humain. Le temps est fini des peaux prises aux animaux, ou, si on les utilise encore, on les coud. Le temps est passé des feuilles et fibres grossières dont on se ficelait les partie sensibles : le tissu, comme l'écriture, est absolument humain.
 
Les choses mettent un certain temps (quelques milliers d'années) à faire surface. Au début, la première conscience a été la sujétion aux lois naturelles. L'homme s'étonne de la Vie, il constate que c'est la femelle qui fait le petit et que le petit grandit. Les femmes, qui ne font pas les plus violents travaux pour ne pas trop gêner la reproduction, ont la possibilité de l'observation et prennent en main la vie intellectuelle, spirituelle, artistico-symbolique du groupe. Tout le monde reconnaît la force vitale qui fait naître et mourir, qui apporte plaisir, soulagement et maladie, mort, douleur. Le signe, la parole, précèdent légèrement dans le temps, la venue de l'écriture et de l'habillement. Mais déjà, l'homme sait qu'il est différent de ses proies. Tout part de là : la peau animale protégeait mais ne "différenciait pas", la parure végétale n'était pas décisive, c'était toujours de l'ordre de l'emprunt d'éléments naturels disponibles ; le fil, lui, arrive avec l'agriculture, le végétal dominé, le troupeau domestique organisé. La laine, le chanvre, le lin, le coton et la soie, la fibre travaillée joueront un rôle similaire à celui joué par la moelle de la tige de lotus, trempée et aplatie, tressée, écrasée sous l'étau, pour devenir support du signe. En mesure de protéger du froid et de la brûlure solaire, élaboré longuement, issu de fines techniques, résistant, lavable, le tissu devient d'évidence, comme l'écriture, la marque d'une humanité affirmée qui pourtant, ne craint encore rien tant qu'un retour à l'animalité.
 
Le tissage, le vêtement, voile libre ou cousu, devient le signe explicite de l'avènement d'une conscience humaine. En d'autres mots, sortant de l'innocence, avec le vêtement, l'homme sort du Paradis, de l'inconscience animale. Il s'agit d'une promotion, d'un changement qui fait très peur, d'un traumatisme qui va engendrer une culpabilité énorme : quelque chose comme sortir de la fatalité, une immense révolution. Tout en s'en faisant un devoir, l'humain va avoir l'impression de transgresser un interdit lorsqu'il va vouloir consciemment imposer sa volonté à son environnement : naissent alors les dieux masculins qui vont détrôner la grande déesse, la Vie, toute puissante, séduisante, désespérante. Le grand conflit est juste là : l'Homme, porteur de la culpabilité de la désobéissance apparente à l'ordre naturel, va inventer un Dieu pour assumer cette faute et se faire punir à titre préventif. Au temps des grands mythes sumériens (comme dans la Bible qui les reprendra plus tard), la nudité s'apparente à l'inconscience, au Paradis : avant d'être des hommes nous étions des animaux nus, avant de naître, le petit d'homme est nu. "Il est, le Paradis, comme le ventre des mères, on en sort toujours, on n'y entre jamais"(13). Entre l'histoire collective et l'histoire personnelle de chaque homme, un glissement s'opère qui garde pour marque, pour passage initiatique, l'introduction à la conscience d'être par la domination du temps (passé, présent, avenir) la définition des personnes (pronoms personnels), des objets comme sujets et compléments, et, peu après, l'abolition de la nudité, le passage du cru au cuit, le calcul.
Nous voici arrivés au voile, qui sera masculin et féminin, réquisitionné par les hommes pour le rite, la prière et le pouvoir : les investitures ne pourront plus se passer de lui. De plus, il a une qualité importante : il occulte, dérobe à la vue ce qu'on ne saurait voir, sans avoir besoin de mur, de rochers, de meurtre. Le voile et le rideau peuvent cacher les signes de l'animalité sans que l'on ait besoin de détruire. En quelque sorte, dans la grande dépression qui guette nos pas entre le néolithique et la haute antiquité, pour cause de haute culpabilité d'humanisation, nous pourrions avancer que le tissu nous sauve d'un suicide : il peut faire disparaître sans murer, supprimer sans anéantir. Et que faut-il faire disparaître sinon ces traces mammifères, cette vie de paradis infernale où la peur n'était pas encore angoisse mais où nous ne voulons pas retourner ! Que va-t-on cacher de ce passé trop proche ? L'observation de la statuaire et des documents antiques répond assez bien à cette question, ainsi que les premières consignes religieuses du monde patriarcal (le moment de la révolte contre la Déesse, la loi naturelle). La représentation d'un animal vêtu indique un dieu. Mais dans la représentation anthropomorphe, que va-t-on cacher ? Le sexe féminin qui rend honteux parce que nécessaire à l'enfantement qui, lui, ne change pas d'avec la mise bas animale. La copulation qui ne change pas non plus, elle aussi rappelle de mauvais souvenirs. La croupe, masculine et féminine, parce que mal différenciée du sexe, écrin de l'anus qui excite toujours la convoitise, symbole du coït animal, du retour possible aux relations avec l'animal (se souvenir que Moïse doit lutter contre la zoophilie), l'anus qui marque l'humiliation entre mâles, comme le font les félins pour lesquels le coït entre mâles est signe de la domination de l'agresseur, voie de l'excrément qui fixe lui aussi la similitude avec l'animal(14). La bouche, le grand mystère, le seuil de la survie, de l'alimentation, du lien à la mère, le lieu magique de la parole, parfois dissimulée en tant que signe de soumission à la nature, parfois exhibée comme lien (chant parole) avec les dieux. La chevelure qui rappelle trop crinière ou pelage et plus que cela, car elle "est" la condition animale, la force vitale à l'état brut : "La force habitant la femme se libérait quand on défaisait ses cheveux. Ainsi, selon de vieilles croyances suédoises, les sorcières détachaient leurs cheveux lorsqu'elles se livraient à la sorcellerie"(15). Les seins féminins et la verge masculine auront un autre traitement : ils seront mis en valeur par le vêtement. La seule explication possible actuellement, c'est que leur position sur le corps vertical est le signe clair de l'humain. Aucune bête ne dresse fièrement sa poitrine, ses mamelles, à angle droit ; le phallus quant à lui, d'une taille proportionnellement étonnante, arbore une position impossible dans le règne animal ; on le protège, on le souligne, on ne le dérobe pas aux regards ; mis en valeur, bandé, agrandi dans certaines représentations, les mâles humains se réjouissent toujours beaucoup de son incroyable position lorsque le désir de copuler le lève. Les yeux et les mains, qui sont différents de ceux des animaux, seront rarement dissimulés ; de plus, ils sont indispensables dans la vie courante, même pour quelqu'un qui se fait servir !
 
Plus tard, avec le début de la propriété privée, de la notion d'héritage, de l'enfermement des femelles pour tri et sélection de la caste, suivant de nouveaux critères qui ne sont plus uniquement physiques mais tiennent de la richesse et du pouvoir, le tissu dissimulera heureusement les signes du désir, soustrayant le mâle en rut à la férocité des autres mâles dominants qui gardent jalousement les femelles, et ce partage des femelles se fera, en quelque sorte, "sous le voile", sans être obligé de se battre, et peut-être de tuer à chaque signe douteux de désir d'un rival. Ce qu'il faut bien saisir, c'est que la dissimulation des parties "honteuses", c'est-à-dire "animales" du corps est un processus anciennement magique, qui, les faisant disparaître à la vue, les nie. Le corps féminin lui aussi sera nié dans l'espace public, poitrine y compris, dans les temps qui suivront.
Pourtant, et ce sera notre contradiction permanente, nous adorons en secret la Vie, la force, l'énergie à l'état naturel, et ces parties de notre animalité sont les signes optimistes de la procréation, de la continuation de l'espèce et font donc l'objet d'un "mystère" parce que nous ne sommes pas maîtres du destin de l'espèce. L'exaltation de la force vitale s'entrelace donc à la négation nécessaire de notre animalité alors même que la coupure d'avec cette animalité manque encore d'évidence et met l'Homme mal à l'aise. Le tissu qui assumera cette fonction double, trouble, de souligner, d'exalter, de sacraliser et de dissimuler, de nier dans le même temps, prendra le nom de voile.
 
Monde arabe : qui nous a voilées ?
 
La coutume vient de l'Asie. Dans le désir angoissé d'avoir une progéniture sans hésitation de filiation paternelle, pour s'assurer de passer le droit au pouvoir et à la fortune, physiquement, à leurs "vrais" enfants, les Indiens nobles dans l'Inde ancienne enfermaient carrément les princesses déjà à quatre mille ans de nous. Les Européens antiques avaient copié les mœurs asiatiques. Les Moyen-orientaux, de leur côté, reçurent l'influence par la Perse. Au XIXe siècle av. J.-C., on trouve la Rébecca de la Bible, future belle-fille d'Abraham, déjà voilée, ajustant son voile pour rencontrer son fiancé, comme usant d'une coutume "naturelle" pour l'époque. La Grèce, qui en certaines époques touchait presque à l'Asie, avait pris la coutume et l'appliquait "démocratiquement" à toutes les épouses légales des hommes libres : la société grecque, comme cela s'est fait dans d'autres domaines, a essayé de prendre et de répandre ce qui appartenait à l'aristocratie indienne : dans ce cas-ci, la sélection puis le voilage par souci de contrôle des femmes, mères de la progéniture. La première mention "juridique" du voile se trouve pourtant dans les tablettes assyriennes du roi Téglatphalazar Ier, (1115-1077 av. J.-C.) : "les femmes mariées n'auront pas la tête découverte". Le tyran exige que les servantes du temple qui n'ont pas de maris portent aussi le voile.
La Grèce classique, celle de l'époque d'Hérodote, c'est-à-dire vers le Ve siècle avant J.-C., voilait les femmes strictement, jusqu'aux chevilles et jusqu'aux yeux. Les Athéniennes ne pouvaient se dévoiler qu'au cours de certaines cérémonies religieuses. Un géographe grec qui a vécu il y a vingt-quatre siècles relate l'aspect des femmes dans une cité grecque : "Le voile qui recouvre la tête des femmes est tel que la face est voilée tout entière. Les yeux seuls apparaissent. Le reste de la figure est masqué par cette pièce de vêtement qu'elles ont toutes de couleur blanche". Au IIe siècle av. J.-C., les Romains indiquent qu'une épouse digne de ce nom devait éviter de "regarder par une fenêtre, sortir de la maison à l'insu de son mari, se montrer en public dévoilée, le visage découvert, sortir au bain sans autorisation, manger en public". Au moment des guerres puniques les romaines étaient enfermées et voilées. Le voile apparaît dans la deuxième Carthage, fondée par les Romains. Avec l'occidentalisation du christianisme, au Ier siècle après J.-C., saint Paul(16) va être bien précis : "La femme doit avoir sur la tête un signe de sujétion, si donc une femme ne met pas de voile, alors, qu'elle se coupe les cheveux ! Mais si c'est une honte pour une femme d'avoir les cheveux coupés ou tondus, qu'elle se mette un voile". Le nord de l'Afrique connaîtra le voile par les Romains chrétiens. L'Egypte fut l'une des premières zones touchées par le voile lors de la conquête par les Grecs. On fit admettre le port du voile à l'aristocratie égyptienne aux alentours du IIIe siècle de notre ère. Treize siècles plus tard, Léon l'Africain note qu'au Caire "par-dessus une robe à manches étroites les femmes s'enveloppent d'un voile en tissu de coton très fin et très lisse importé d'Inde ; devant le visage elles se mettent une voilette en étoffe très fine, mais un peu rêche ; on la dirait faite avec des cheveux. Grâce à cette voilette, les femmes peuvent voir les hommes sans être reconnues d'eux"(17). Le voile monte jusqu'en Afrique. A Byzance, devenue romaine, au IVe siècle, les femmes sont strictement cloîtrées. Lorsqu'elles peuvent sortir, elles portent le "prosopidion" sur le visage et sont entièrement voilées.
 
Depuis l'antiquité carthaginoise, on sait que le voile berbère masculin existe, le "tagelmoust" qui recouvre aussi le visage jusqu'aux yeux.
Les Carthaginoises et, peu à peu, toutes les citadines du nord de l'Afrique se voileront. Saint Tertullien, évêque de Carthage (IIe siècle), ordonne aux Carthaginoises converties à la religion chrétienne de mettre "le voile sur leur corps" : c'est donc qu'elles se font encore prier pour se voiler. Il leur recommande aussi "d'enchaîner leurs pieds à la maison", de "mettre le silence sur leurs bouches", signe que la chose n'est pas évidente.
Donc, le voile est venu au Maghreb avec la pratique gréco-romaine (d'abord grecque puis romaine) du gynécée, de la tuile ronde et de quelques savoir-faire de construction. Mais le christianisme est loin de ses bases orientales, un "intégrisme" se structure, fondé sur l'éloignement de ces bases de référence et sur le martyr des chrétiens et chrétiennes ; la vie des femmes christianisées devient difficile tant les interdits sont nombreux. Au temps de saint Augustin (354-430), dans l'est de l'Algérie actuelle, l'idéal est la sainteté et les femmes citadines sont couvertes. Sur tout le pourtour chrétien de la Méditerranée, mille ans après J.-C., les femmes mariées, les vierges et les veuves de bonnes familles portent le voile(18).
Le monde oriental juif, sur lequel le christianisme et la coutume musulmane vont se fonder, voile les femmes, avec un tabou particulier sur le cheveu.
 
Les tribus arabes polythéistes, au Moyen-Orient, ont, longtemps, une autre conception du monde : les hommes se couvrent, les femmes pas. Il semble du moins qu'elles ne tirent de tissu sur elles que de façon utilitaire. Les arabes polythéistes, hormis les juifs ou les chrétiens, restent assez indifférents. Avant la venue du Prophète Mohammed, il semble que le voile commence à s'insinuer sans trop de succès.
"Le voile est venu aux Arabes par le canal des Perses. Au début ce sont les femmes des couches aisées qui portaient le voile pour se distinguer des femmes des strates inférieures ainsi que des servantes. Peu à peu le voile ne tarda pas à gagner l'ensemble de la gent féminine de tous les milieux musulmans à cause du principe égalitariste qui comprenait qu'un croyant était égal à un autre croyant. Quant à l'obligation faite aux femmes de rester cloîtrées dans leurs demeures, elle est venue aux arabes par le biais des Byzantins qui l'avaient adoptée des Grecs anciens"(19).
La religion musulmane arrive sur un terrain en plein changement, en pleine ébullition, à La Mecque, ville arabe très importante et très cultivée, ville marchande de tous les échanges, de tous les tournois poétiques. Au VIIe siècle, les influences juives, judéo-chrétiennes, zoroastriennes, grecques (pour la pensée, et plus populairement pour le polythéisme), phéniciennes (par le passé proche), de la filiation linguistique (araméenne ou encore akkadienne et même sumérienne, par fait d'histoire et de traditions), orientales (par le commerce) : toutes vivent, se côtoient. Lorsque l'on évoque ce que la majorité interprète comme recommandation de se voiler chez les musulmans orthodoxes, cette mode, puis coutume, cherche à s'infiltrer de différents côtés mais, encore du temps du Prophète et même, dans les temps qui suivirent(20), "les Arabes avaient l'habitude d'amener avec eux leurs femmes, non pas pour batailler à leurs côtés, mais pour qu'elles s'exhibent partiellement nues devant l'ennemi, poussant ainsi leurs maris et leur clan à plus de bravoure pour mieux défendre leur honneur mis en jeu de façon aussi théâtrale et aussi dramatique. La tradition musulmane nous a même informé que Mohammed ne dérogeait pas à cette pratique quand il partait en guerre en emmenant avec lui sa femme favorite Aïcha(21). "Les Mecquois avaient tout loisir d'admirer la beauté féminine de leurs concitoyennes, et même le Prophète ne s'en est pas privé, comme il ressort à travers l'ordre qui lui a été édicté par le Coran pour mettre fin à ses mariages à répétition : "Désormais, il ne te sera permis de n'épouser de nouvelles femmes que parmi tes esclaves. Et il t'est interdit d'échanger de nouvelles femmes contre d'autres, quand bien même tu serais ravi par leur beauté" [33,52](22). Nous sommes au VIIe siècle. Nous observons que deux phénomènes ont touché le monde arabe durant la même période : l'arrivée du voile d'abord, puis une prophétie accueillie après bien des luttes et des résistances, qui devra, en quelque sorte, "suivre le courant" pour se faire admettre et qui servira par la suite à installer l'habitude du voile dans la sphère arabe qui avait résisté partiellement jusqu'alors aux us orientaux et grecs.
 
Que trouve-t-on dans le Coran ?
 
Les théologiens musulmans affirment que Dieu imposa le voile aux femmes musulmanes pour satisfaire aux exigences d'une seule personne, à savoir Omar ibn al Khattab ; dans leurs exégèses des versets coraniques concernant le voile, ils rapportent qu'un jour Omar dit au Prophète Mohammed(23) : "Le pieux et le débauché ont libre accès à ton domicile et voient tes femmes. Pourquoi n'ordonnes-tu pas aux mères des croyants (tes épouses) de se voiler !"(24).
Le mot arabe "hijab" (voile) signifie tout ce qui empêche d'être vu(e), il a un sens plus large que celui du morceau d'étoffe qui enveloppe une femme ; ce peut être un mur, un rideau ou un dos à dos pour se parler. C'est aussi la pudeur qui oblige un homme à ignorer la présence d'une femme, même si elle se trouve, par accident, devant lui. En son sens profond, il n'évoque pas seulement une sacralité mais aussi une pudeur et encore une obligation forte de respect pour ceux à qui la délicatesse manque.
 
Les versets du Coran, en préconisant l'effacement de la présence féminine concernant les épouses du Prophète, appuient les observations qui disent que les femmes arabes ne se voilaient pas pour se dissimuler et ne prenaient pas la chose très à cœur : "… quand vous demandez un objet aux épouses du Prophète, demandez-le derrière un voile…" (Le Coran, Les Factions). "Ô Prophète ! Dis à tes épouses, à tes filles et aux femmes des Croyants de serrer sur elles leurs voiles ! Cela sera le plus simple moyen qu'elles soient reconnues et qu'elles ne soient point offensées..." (Le Coran, Les Factions). "... Dis aux Croyantes de baisser leurs regards, d'être chastes, de ne montrer de leurs atours que ce qui en paraît..." (Le Coran, la Lumière). "Ô femmes du Prophète ! ....... Demeurez dans vos demeures, ne vous produisez point en vos atours à la manière de l'ancienne gentilité" (Le Coran, Les Factions).
L'ordre donné était moins net que celui de saint Paul aux chrétiennes. La permission de montrer le visage et les mains fit l'objet d'un débat qui dure encore entre musulmans, chacun trouvant ses arguments en pour ou en contre dans le texte saint ou dans la Tradition reconnue.
Quant à l'historien et anthropologue Mondher Sfar(25), sa lecture minutieuse en langue arabe du Texte sacré donne un autre éclairage : "La règle énoncée à ce sujet par le Coran est parfaitement claire. Elle dit précisément : "Dis aux croyants de ne pas insister par leur regard et de cacher leurs sexes […]. Dis aux croyantes de ne pas insister par leur regard et de cacher leur sexe […] et qu'elles rabattent leurs voiles (khimâr) sur leur gorge" (Le Coran, La Lumière)". Ces versets sont décisifs quant à la doctrine du Coran sur les limites imposées aux femmes comme aux hommes de la nudité de leur corps en public. Les hommes et les femmes peuvent regarder mutuellement la nudité de leurs corps sans autre restriction que celle du sexe et des poitrines des femmes. Ainsi aucune autre partie du corps n'est soumise à l'interdit. Observons aussi que même la vision du sexe n'est elle-même pas soumise à un interdit absolu : il s'agit seulement de "ne pas insister (ghadda= atténuer) à regarder le sexe opposé ou la poitrine des femmes".
Ces versets ruinent les tentatives des docteurs de la loi musulmane à faire croire que le Coran aurait interdit la nudité du corps de la femme aux regards des hommes. D'ailleurs, ces versets concernent, comme on le voit, aussi bien les femmes que les hommes.
En fait, "les 'Ulamâ' musulmans se sont appuyés sur des prescriptions imposées aux femmes du Prophète pour en conclure à l'interdit de la nudité de tout le corps de la femme. […] C'est là, comme on le voit une interprétation abusive du texte coranique (qui souligne des prescriptions de bienséance) qui a abouti à transformer le hijab: rideau coranique, en un habit musulman couvrant la totalité du corps féminin"(26).
L'historien rappelle que la différence de traitement en ce qui concerne leur impossibilité de se remarier, citée dans le même verset que le hijab (33, 53), et le double châtiment ou la double récompense qui ne s'adressaient qu'à elles, souligne bien qu'il ne s'agit pas là d'une règle universelle mais d'une règle spécifique s'appliquant aux épouses du prophète.
 

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