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Boujut et l'Algérie: «Mon colonel, j'ai pris la grave décision de déserter»

 

9782743621780.jpgarticle Prolonger 18 Commentaires (18)Partager 06 Janvier 2011 Par Antoine Perraud

1 2 Michel Boujut, critique expert et partageur aux Nouvelles littéraires, fut le concepteur, avec Claude Ventura et Anne Andreu, d'une émission voulue par Pierre Desgraupes : Cinéma, cinémas. De 1982 à 1991, cet ovni cathodique, tel un «œillet à la boutonnière d'Antenne 2» (Françoise Giroud), lava les téléspectateurs de la niaiserie mercantile qui s'empare du septième art sur les petits écrans.

 

Le générique de Cinéma, cinémas alliait nostalgie, puissance et finesse: des fresques de Guy Peellaert (1934-2008), la musique d'Une place au soleil (1951)...

Cinéma, Cinémas - Générique by Guy Peellaert

thomas | Myspace Video

 

Cinéma, cinémas était composé de fragments plus ou moins brefs (on peut voir, sous l'onglet «Prolonger», la séquence fabuleuse de Patrick Modiano à la recherche du Pax de la rue de Sèvres à Paris, une salle de quartier ayant laissé place à une supérette). Chaque sujet était annoncé par un mouvement de caméra extrait d'Alphaville de Jean-Luc Godard: un homme ouvre puis referme des portes dans un couloir.

Une telle manière semble présider aux quarante chapitres actionnés par Michel Boujut dans un petit livre lourd de sens, publié ce 6 janvier et dont Mediapart vous offre quelques bonnes feuilles: Le Jour où Gary Cooper est mort (Ed. Rivages, 170 p., 7,50€).

Michel Boujut y raconte sa non-guerre d'Algérie. Il a fait partie des quelque 10.000 réfractaires, insoumis et déserteurs qui marquèrent leur refus radical de se commettre dans un tel conflit colonial. Et il s'en est expliqué sur-le-champ – peut-être le véritable champ d'honneur en l'occurrence. Avant de trouver refuge en Suisse, au printemps 1961, dans une lettre à son officier supérieur du 16e RIMA basé à Angoulême, le troufion Michel Boujut écrivait : «Mon colonel. Après avoir servi pendant dix mois en métropole et à la veille de mon départ pour l'Algérie, j'ai pris la grave décision de déserter (...) Il me semble aberrant de penser que l'on puisse résoudre les problèmes d'un pays arriéré, par la guerre et ses séquelles: tortures, camps de regroupement ou d'“hébergement” (...) Simple deuxième classe, il m'aurait été pénible de devoir être considéré avec peur et mépris par des hommes qui n'auraient vu de moi que l'uniforme, symbole de l'oppression qu'ils subissent.»

Michel Boujut a aujourd'hui 70 ans. Il pourrait prendre la pose. Il fait partie de l'histoire. Les insoumis du conflit algérien ont été l'objet d'une thèse soutenue en 2007, sous la direction de Benjamin Stora, par Tramor Quemeneur à Paris-VIII. En 2010, à l'université de Fribourg, Damion Caron présentait pour sa part un travail intitulé: La Suisse officielle face à la guerre d'indépendance algérienne (1954-1962). Implication, perception, retombées. Mais Michel Boujut ne joue pas à l'ancien combattant de sa non-guerre.

 

Pas plus qu'il ne reprend le récit là où l'avaient laissé, aux éditions de Minuit, d'autres déserteurs ayant produit, sur le moment, en 1960, des livres marquants et aussitôt interdits: Le Déserteur de Maurienne (pseudonyme de l'instituteur alsacien Jean-Louis Hurst), ou Le Désert à l'aube de Noël Favrelière.

Ou encore La Permission (Julliard, 1957) de Daniel Anselme, dont «le désespoir kaki» ne fut pas pour rien dans la prise de conscience de Michel Boujut à propos de «cette guerre innommable dont le spectre plane au-dessus de nos têtes. J'ai 17 ans. Dans trois ans, à voir comment tournent les choses, ce sera mon tour d'être “appelé”».

Dans Le Jour où Gary Cooper est mort, Michel Boujut adopte une approche très pensée, merveilleusement accessible cependant. Il s'en explique à la toute fin: «J'ai choisi, tour à tour, la vue rapprochée et la vue à distance pour raconter mon histoire, celle d'un jeune homme rêveur que son refus de la guerre d'Algérie a conduit à l'imaginaire du cinéma. Avec le changement de focale qu'impose un passé qui se rapproche. Tournage en noir et blanc, caméra 16 à l'épaule, son synchrone, montage cut et faux raccords. Déserteur Nouvelle Vague, en somme, dans le flux et le reflux des images.»

«Gary Cooper est mort»

Outre son style inspiré du cinématographe, avec un passage du «je» au «il» qui permet de régulièrement faire le point au cours de ces quarante chapitres organisés en séquences, outre une écriture qui dévoile une époque révolue d'une façon douce et déchirante (comme ces pans d'anciennes affiches publicitaires ou de spectacles ayant cours dans les années 1960 que font apparaître les rénovations du métro parisien), Michel Boujut porte un projet ambitieux: tout récapituler l'air de rien.

Il ramasse, dès le premier chapitre (que nous vous présentons en bonnes feuilles), le destin de victime de guerre propre à sa famille. Il y a, en amont, cette grand-mère soudain veuve en septembre 1914, alors que l'illusion patriotarde bat encore son plein. Il y a, en aval, la conversation atroce que Michel Boujut obtient, au téléphone, avec le commandant Bouvier, unique survivant du tribunal militaire l'ayant condamné le 12 mai 1962 à dix ans d'emprisonnement et à la mise sous séquestre de ses biens. Le traîneur de sabre n'a pas varié, s'offusque qu'on prétende lui demander des comptes et raccroche au nez de l'insolent osant le déranger dans sa retraite douillette de scélérat: «Sachez que j'ai mieux à faire qu'à écouter les leçons de morale d'un déserteur!»

À l'opposé, les courriers du père de l'auteur et de son grand-père maternel (un rescapé de la boucherie de 1914-1918), qui le félicitent d'avoir réalisé ce qu'ils n'avaient jamais pu ou osé faire en devenant réfractaire, montrent l'étendue des solidarités souterraines qui se tissent d'âge en âge, dans cette France où, un siècle durant, chaque génération envoya la suivante au casse-pipe.

La folie martiale s'est officiellement étendue de Verdun aux Aurès. L'indignation pacifiste lui a clandestinement répondu, comme le sang qui bat dans les tempes. Michel Boujut retrace avec un désespoir lumineux les éclairs de révoltes individuelles qui zèbrent les avachissements collectifs. Du poète surréaliste Gérard Legrand, qui le protège à Paris, à Jean-Paul Samson, mutin de 1917 fraternel et libertaire qui l'accueille en Suisse, le livre dessine une carte du Coriace en forme d'hymne aussi ferme que modeste à la résistance.

En plus de condenser les horreurs et les révoltes logiques du XXe siècle, Michel Boujut organise des rencontres de lignes droites peu enclines à se croiser: la guerre et le rêve, l'écran et l'imprimé, la cinéphilie et l'action, le je et le il.

Ce jour de mai 1961 où il a entamé sa désertion, à la Bastille, Michel Boujut «ouvre France-Soir, dernière édition, que vend à la criée un unijambiste grimpé sur un engin à pédale motrice. Le titre en manchette est le genre de nouvelle à laquelle on voudrait ne pas croire. GARY COOPER EST MORT.»

C'est au cinquième chapitre. Il se clôt ainsi, à propos de l'auteur, qui a dédié son livre «à ceux que j'aime, à ceux qui m'aiment». Il errait alors comme une âme en peine: «Le jour où le grand Coop est mort, il est seul dans Paris, et personne pour lui souhaiter ses vingt et un ans.» Cinquante ans plus tard, gageons qu'il y aura, après la lecture de ce récit essentiel, du monde pour fêter les 71 ans de Michel Boujut le 13 mai 2011...

 

 

Pour lire le premier chapitre du livre: cliquer ici (en PDF).

Pour lire le chapitre 15 (un militant qui abritait le déserteur Michel Boujut dans une chambre du XVIIe arrondissement de Paris, le comédien Jacques Blot qui se fait appeler Lepetit, aiguille l'insoumis vers les salles obscures en ce printemps 1961): cliquer ici (en PDF).

Pour lire le chapitre 39: cliquer ici (en PDF).

 

Voir également sous l'onglet «Prolonger».

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Culture-IdéesCinémaguerre d'AlgérieMichel Boujut

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