«Bien que déclassés du podium des peuples révolutionnaires, les Algériens se révoltent», écrit l'un dans sa chronique du Quotidien d'Oran. «Le désir est le seul moteur de l'histoire», conclut l'autre, dans sa chronique d'Al Watan. Kamel Daoud et Chawki Amari sont ardemment suivis par des lecteurs inconditionnels: qu'une chronique manque, on s'inquiète, on interroge le courrier des lecteurs en ligne ou Facebook. Non sans raison.
Il y a peu, l'ancien premier ministre et insubmersible du régime Ahmed Ouyahia reprochait au Quotidien d'Oran d'héberger les textes de Kamel Daoud, si contraires à la ligne; Chawki Amari, lui, a été condamné plusieurs fois à des peines de prison, notamment pour «antipatriotisme»; tous deux font partie du mouvement Bezzef («C'est trop!»). Leurs chroniques n'épargnent ni le pouvoir, ni les islamistes, et relèvent avec entrain corruptions, nombre de dysfonctionnements du système algérien, usent du fait de société comme d'une torpille.
«Une entreprise d'assurance vient de lancer un nouveau produit: assurance contre les émeutes pour les particuliers. L'émeute fait donc partie, désormais, des produits algériens fabriqués localement et destinés à la large consommation», écrit Kamel Daoud. «Le Viagra à 300 dinars?, écrit Chawki Amari. Pour quoi faire, pourrait se demander un Algérien moyen, coincé entre sa mère, ses innombrables voisins et l'ensemble de la pression sociale. À quoi bon, pourrait se demander une Algérienne moyenne, coincée entre son père, ses millions de bons voisins et l'ensemble des interdits de tout bord. Car tout le monde le sait, le Viagra à 300 dinars n'est valable que si le F2 est loué à 2000 dinars. En attendant donc l'apparition d'un logement générique...»
Ces deux-là – et la poignée d'intellectuels et artistes avec lesquels ils militent – évoquent assez bien les dissidents d'antan, du temps de l'URSS: mêmes modestes rassemblements, mêmes lectures sauvages (les textes de Kateb Yacine en l'occurrence), même dérision et sens de l'absurde au quotidien, même courage. L'humour algérois se rapprochant fréquemment de l'«anekdot» en période de glaciation soviétique. Résultante peut-être des rêves d'équité caressés, et pervertis depuis (plus un rien de gérontocratie partagée).
C'est frappant, aussi, à la lecture de leurs livres. Kamel Daoud et Chawki Amari sont écrivains: non des chroniqueurs qui jouent les prolongations par voie de livre, mais des écrivains. Avec des univers, une langue et un imaginaire propre.
Minotaure 504
En sélectionnant Minotaure 504 de Kamel Daoud, tout récemment publié en France, le jury du Goncourt de la nouvelle avait peut-être sacrifié à l'air du temps, le printemps arabe battant son plein, mais on ne s'en plaindra pas. Le livre le méritait dix fois et a obtenu entre-temps le prix Mohammed Dib. D'entrée, le texte galope, loin de l'immobilisme du pays, à bord de ce Minotaure 504 qui donne son titre à l'ensemble de quatre récits. Le Peugeot, oui, éternel taxi pour tous (voir cet article de notre série) dans lequel on s'entasse pour s'en aller consulter un spécialiste de la ville. Le chauffeur cause. À l'arrière, muet, le narrateur note que ça sent le fauve et pire encore, là-dedans, tandis que le monologue se poursuit: oui, Alger est transsexuelle, il a compris ça en regardant Canal Plus, une ville «avec des seins» «qui peut vous empaler».
Le client saisit qu'il y a quelque chose d'animal entre l'homme et la voiture, l'homme conduit en suivant les poteaux électriques, car au bout, dit-il, la ville est toujours là, «il dépasse un gros camion de produits laitiers; au loin, les étranges terres broyées sous formes de montagne». Il déconseille à ses passagers d'aller à la ville: «Les douars sont naïfs, ils croient qu'Alger existe alors que c'est un grand panneau routier qui vous indique les sorties de la ville mais jamais les entrées.» Et ainsi, fonçant, doublant, causant, l'homme relate qu'il a défendu cette ville alors inconnue contre les islamistes, peut-être, aussi, à cause des filles de la rue Didouche, «aux regards comme des additions».
Ah, ce pays tout entier baignant dans le formol d'une guerre victorieuse, et encore stupéfié par l'autre guerre, civile, empêché et pétrifié: immobile au soleil devant l'entrée de la Foire internationale, le militaire de Gîbril au kérosène, le récit suivant, qui a inventé et fabriqué de ses mains un avion, baptisé Ange, médite sur le pays, l'indifférence que soulève son exploit: «J'allais me brûler les ailes non d'avoir approché de trop près le soleil, mais l'inverse.» «Peut-être aussi que nous sommes allés si loin dans l'héroïsme en combattant les envahisseurs que nous sommes tombés dans l'ennui et la banalité. Peut-être aussi que nous sommes convaincus que tous les héros sont morts et que ceux qui ont survécu n'ont pu y arriver que parce qu'ils se sont cachés ou qu'ils ont trahi. Je ne sais pas, mais je sais tout le reste: aucun Algérien ne peut en admirer un autre sans se sentir le dindon de la farce. Oui, mais voilà: laquelle?»
Dans le dernier récit, La Préface du nègre, on frôle pourtant le paradis. Ciel encore frais, figuier et pommier contre le mur, oiseaux, une maison ancienne et un jardin si beau «qu'on pouvait y arrêter de vieillir». Soleil trompeur, car dix lignes plus bas, le narrateur s'ennuie ferme, attention flottante et dictaphone enclenché. Le Vieux, un important du régime qui vieillit, lui, entend bien livrer à la postérité ses mémoires, et une version de l'Histoire dont il serait le héros sans fin. Une sourde colère habite son nègre appointé, grandit. En secret grandit un manuscrit contraire, «une histoire clandestine qui doublerait la sienne, lui survivrait et en habiterait la carcasse comme un ver patient». Le Vieux dès lors raconte, encore et encore, chaque mardi, «moi je devais croire son histoire et la gober entièrement sans mâcher ni mastiquer», mais finit par flairer la réticence et, pire, le refus intérieur... S'ensuivent antagonisme et ruses, sur fond de jardin frais, lutte à mort entre le vieillard qui pressent bien ce que pense «le petit écrivain invisible», «né au plus fort du désœuvrement»: «ce pays aurait pu devenir un vrai pays si ces gens-là étaient tous morts le dernier jour de la guerre pour laisser la terre aux nouveau-nés»..
Trois degrés, vers l'Est
À la fièvre et aux emportements de Kamel Daoud, Chawki Amari répond par l'absurde, la dinguerie, voire le fantastique. Il vous embarque, sur le ton de l'évidence, dans l'univers intérieur des sacs plastique noirs, ou dans un immeuble, avec bonne gestion de la chute comme remède à la crise du logement sous les yeux d'un policier retors: «En d'autres temps, Drid aurait pu arrêter Raho, comme ça, pour rien, pour “tentation d'exister” simplement, à la Cioran.»
Avant A trois degrés, vers l'est, Chawki Amari a publié deux romans, deux recueils de nouvelles dont De bonnes nouvelles d'Algérie, participé à des ouvrages collectifs. Certaines des treize nouvelles qui composent A trois degrés, vers l'Est sont plus anciennes: on pense deviner lesquelles, dotées de «chutes», malédiction du genre, mais à cette minuscule réserve près, le plaisir est entier. À chaque page guette le léger dérapage d'un morne quotidien. Ainsi un homme, sortant de son restaurant habituel à quatorze heures, pour prendre le train de 28, découvre-t-il une ville morte. Tout le monde a disparu. Seul le journal, auquel il se reporte fréquemment en cas de doute, lui apprendra que le ministère de l'intérieur a indiqué la veille qu'à partir de 14h, «il n'y aurait plus rien». D'où une angoisse existentielle. Exister dans le rien n'est pas si facile. Dans un autre récit, le même ministère édicte une toute nouvelle loi instaurant le droit d'asile dans les cafés. Du réfugié, on saura peu, mais islamistes et policiers en armes trouvent là un terrain d'entente qui les renvoie dos à dos.
Car, évidente chez Chawki Amari, sublimée chez Kamel Daoud, la violence n'est jamais très loin. La littérature et l'ironie exigent parfois de la bravoure, on ne risque pas de l'oublier. À quelques jours d'arriver en France pour la sortie de son livre, Kamel Daoud écrivait une chronique dans le Quotidien d'Oran. Rien de caustique cette fois, seulement bouleversée. On venait de retrouver le corps de son ami Ahmed Kerroumi, enseignant à l'université et militant des droits de l'homme, enlevé trois jours plus tôt (le meurtrier présumé a été arrêté le 16 mai dernier, mais aucune information n'a filtré sur ses mobiles ou commanditaires). Interrogé sur l'impact de ses chroniques, Chawki Amari, lui, a répondu: «En général, on écrit pour des gens qui pensent comme vous [...] Donc, finalement, on ne convainc personne et comme on dit, “on fait de la derbouka sous l'eau”.» Avant d'ajouter: «Mais qui a dit que les poissons n'aimaient pas la musique?»
A lire aussi
Alger, quand la ville dort, nouvelles et photographies, éditions Barzakh (les illustrations de cet article sont issues du livre). Sans surprise, on retrouve dans ce très beau recueil Kamel Daoud (première publication, algérienne, de la nouvelle Minotaure 504) et Chawki Amari (un texte saisissant, L'Homme sans ailes), ainsi que Kaouther Adimi (voir notre article les prémices de la révolution). L'idée de base: demander à sept auteurs un texte sur Alger. Seule contrainte, que les textes soient noirs. Ils le sont. Ainsi un texte cocaïné sur la peur, la haine pour «la ville qui arrête la musique» de Sid Ahmed Semiane, des policiers, fatigués, alcooliques et attachants, comme il se doit, des gosses de riches et l'envers de la ville. Un superbe nocturne et avant-goût de la jeune littérature algérienne, comportant deux cahiers de photos, signées de Sid Ahmed Semiane et Nasser Medjkane, regards sans complaisance sur le pays urbain, qui à elles seules justifieraient l'achat du livre.
La prière du Maure, roman policier d'Adlene Meddi, éditions Barzakh. Adlene Meddi est lui aussi journaliste à El Watan, et c'est là son second roman. La recherche d'un disparu, un commissaire en retraite qui reprend du service, et au passage, une somme sur les réseaux et services secrets. Par-delà les ingrédients de base, et l'écriture dite efficace, de belles échappées, hors genre, qui transcendent le livre sans en briser le rythme (voir aussi Prolonger).
-------------------------------------
– Minotaure 504 de Kamel Daoud, éditions Sabine Wespieser.
– A trois degrés, vers l'Est de Chawki Amari, éditions Chihab à Alger (voir sous l'onglet Prolonger).
.