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Actualités : MOHAMED BOUCHAKOUR, ENSEIGNANT-CHERCHEUR À HEC (ALGER) : L’État traite les grèves comme l’Europe au 19e siècle»

 

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Entretien réalisé par Hani M.

 

Le Soir d’Algérie : Depuis quelque temps, l’Algérie est le théâtre d’une flambée de mouvements de contestation sociale. Le phénomène du conflit social s’est installé avec une envergure et une constance qu’il n’a jamais eues depuis l’accession du pays à son indépendance politique. Quel commentaire cela vous inspire-t-il ?

 

Mohamed Bouchakour : Effectivement, nous sommes bel et bien face à quelque chose d’inédit. Un débat sérieux et serein est devenu urgent si l’on tient à prendre du recul et comprendre ce qui nous arrive. Je voudrais à ce propos commencer par faire deux commentaires. Tout d’abord, il faut admettre que le phénomène du conflit est partout présent dans le règne du vivant. A ce titre, il est indissociable de la condition humaine. Même lorsqu’il ne se manifeste pas de manière déclarée, son potentiel est là, en germes. L’Algérie ne saurait y échapper. C’est là une donnée qu’il faut bien garder à l’esprit, car on a souvent pensé qu’au nom de la spécificité algérienne, notre pays pouvait échapper à des lois universelles. Ce qui varie selon les pays, et qui fait justement la spécificité de chacun, c’est plutôt la manière dont le conflit social est géré. Et là, tout dépend de la culture politique dominante et du degré de modernité atteint par la fonction managériale. Ce point de différenciation me conduit à mon second commentaire. La réflexion scientifique sur le conflit a donné lieu à énormément de travaux depuis ses débuts à la fin du 19e siècle.

Il en ressort globalement deux grandes conceptions qui prennent le contre-pied l’une de l’autre.


- La première, consacrée par le taylorisme pose que le conflit est un phénomène nocif. Il occasionne des dysfonctionnements et des gaspillages de ressources. En déstabilisant l’organisation, il est porteur de tous les périls et peut même menacer sa survie. Dans cette conception dite du conflit-destructeur, la solution préconisée réside dans la suppression de ce dernier, c'est-à-dire la répression et le rétablissement de l’ordre.

 

- La seconde conception considère que le conflit remplit une fonction sociale utile. D’une part, il révèle les problèmes qui minent l’organisation, un peu comme le fait le symptôme en signalant une pathologie, par analogie avec la médecine. Il incite donc à s’écouter pour comprendre le problème et le dépasser ensemble. Dans cette seconde conception dite du conflitfonctionnel, la solution indiquée consiste à exploiter le conflit pour innover, retrouver une nouvelle cohésion et progresser.


Cette conception a été inaugurée au cours des années 1930 aux Etats-Unis, par l’école des relations humaines, dans un contexte marqué alors par la Grande dépression et le lancement du New Deal.

Lorsque l’on voit comment les autorités ont assuré la gestion de la contestation sociale, il ressort que leur conception dans ce domaine est encore calquée sur celle qui prévalait à la fin du 19e siècle.

 

Tout à fait, à quelques nuances près. Il faut quand même bien faire la distinction entre les émeutes et les grèves. Dans le premier cas, tous les pays en sont encore au 19ème siècle et s’attachent à disperser la foule par la force. Par contre, pour les grèves, si vous considérez la manière dont l’Etat employeur les a traitées chez nous, nous sommes à peu de chose près en pleine seconde moitié du 19e. Je vais vous relater un fait historique : en 1881, alors que H. Fayol, un des fondateurs du management, était directeur d’une mine, il eut à faire face à une grève ouvrière. Cet homme, très apprécié à son époque pour ses qualités morales et intellectuelles, n’a pas hésité un seul instant à faire aligner contre les grévistes plusieurs brigades de l’armée et de la gendarmerie et à décréter le lock-out. Pour rappel, dans cette conception très primaire de la gestion des conflits, les grèves étaient classées parmi les évènements qui relevaient non pas de la fonction de gestion, mais de la fonction de sécurité au même titre que les accidents, les vols, les catastrophes naturelles comme les inondations et les incendies. De là, on peut constater que dans le domaine de la gestion des conflits du travail, l’Etat employeur algérien s’est comporté pratiquement comme on le faisait il y a 130 ans ! Ajoutons qu’à l’époque, la présence de la troupe était destinée à préserver l’outil de travail d’éventuels actes de sabotage. Mais les travailleurs restaient libres de manifester publiquement leurs revendications. Chez nous, en 2010, tout médecins et enseignants qu’ils sont, ils ont été assimilés à des saboteurs ou à des émeutiers en puissance. Enfin, une dernière nuance : contrairement au 19e siècle où le moindre jour de grève comptait, chez nous, des centaines de milliers de journées de travail perdues, avec toutes leurs conséquences sur un service public déjà très mal en point, n’ont pas ému grand monde au niveau des responsables gouvernementaux concernés.


Cette indifférence avec laquelle les pouvoirs publics commencent en général par traiter les grèves dans le secteur public n’est-elle pas en contradiction avec ce que vous avez appelé la conception du conflit destructeur ?

Pas du tout. Dans cette conception, l’employeur n’est sensible qu’à la nuisance que peuvent lui causer les employés. Chez nous, le spectre de l’année blanche et de ses conséquences sociales et politiques, ainsi que le souci des autorités de préserver leur image auprès de l’opinion ont pesé plus que toute autre considération. Imaginez un conflit dans un secteur où les employés n’ont aucune capacité de nuisance, mettons celui de la recherche scientifique. Les revendications les plus légitimes et les mieux argumentées ne seront jamais écoutées. Qu’une grève vienne à y être déclenchée, celle-ci n’aurait aucun écho, ni répressif, ni coopératif. Elle signerait simplement un suicide collectif de ses auteurs, par mort lente, dans l’indifférence générale. Par contre, dans d’autres pays, là où la compétitivité par l’innovation et la créativité joue un rôle-clé dans l’économie, le moindre malaise dans ce secteur est aussitôt détecté et pris en charge. Ce qui me semble gravissime dans cette valorisation insidieuse de la capacité de nuisance, c’est que la société tout entière intériorise un message politique implicite, mais très fort : «Si vous voulez être écoutés et obtenir gain de cause, faites valoir votre capacité de nuisance !». Ceci est très dangereux. Il est urgent que l’on rompe avec la conception du conflit-destructeur.

 

Vous voulez dire que la manière dont sont gérés les conflits sociaux en Algérie reflète une situation des plus anachroniques.

Oui. Même l’école des relations humaines est aujourd’hui très largement dépassée. Elle avait constitué en son temps un immense progrès. Une nouvelle race de managers émergea qui veillait à rester à l’écoute des besoins des travailleurs. Mais ils ne consentaient le plus souvent à n’accorder que des avantages en général immatériels, susceptibles d’augmenter la motivation et l’implication des employés, l’objectif étant d’augmenter la productivité. En cas de désaccord, la mésentente était imputée au niveau d’instruction des employés jugés «incapables de comprendre les impératifs de la gestion ». Le manager devait jouer sur leurs sentiments d’appartenance et leurs besoins d’estime, et leur expliquer et réexpliquer sans relâche, jusqu’à la persuasion. Cette école a été taxée de «néo-taylorisme». Le dialogue suggéré n’était en fait qu’une pseudo-négociation. L’on retrouve beaucoup ce travers dans la pratique du dialogue social en Algérie. Sauf que lorsqu’il y a blocage, le joker de l’employeur est le lock-out et/ou la répression. En quelque sorte, nous sommes séquestrés dans un triangle tragique dont les trois sommets sont : le pourrissement-accommodation, la pseudo- négociation et la répression policière et judiciaire, avec une grande flexibilité de passage de l’un à l’autre.


Dites-nous comment la gestion des conflits sociaux a évolué après l’école des relations humaines.

Ce n’est qu’après 1945 que la négociation authentique s’est imposée comme mode par excellence de gestion des conflits. Depuis, elle n’a cessé d’évoluer dans le sens d’une extension de sa place, de son rôle et de son champ d’application. Elles s’est même institutionnalisée comme un rituel de la vie économique, garanti et encadré par la loi. Désormais, les parties impliquées traitent les unes avec les autres d’égale à égale. Le droit de grève est reconnu et respecté, tout en étant utilisé comme dernier recours et avec parcimonie. Pendant les Trente Glorieuses, c’est la recherche d’arrangements focalisés sur les relations de travail qui prime, et ce, sous l’empire d’une législation qui sert de cadre général, tout en laissant des marges de manœuvre confortables à la négociation. De l’entreprise à la branche, cette négociation-arrangement est fondée sur la recherche de compromis ponctuels et de court terme, renégociables autant de fois que nécessaire pour intégrer les ajustements dictés par la conjoncture et par le principe du «partage équitable des fruits de la croissance». Elle reste très marquée par le mode donnant-donnant, dans l’esprit d’un jeu à somme nulle. C’est l’âge d’or du syndicalisme revendicatif. A partir des années 1980 et surtout 1990, le contexte de crise et de mondialisation va changer la donne. La recherche d’arrangements est inscrite dans une démarche plus large et plus robuste : la négociation-accord. Les sujets de discussion traditionnels sur les conditions de travail s’élargissent et sont revisités pour en intégrer d’autres — chômage, temps de travail, sécurité sociale, emploi, environnement —qui jusque-là ne faisaient pas partie de la négociation collective. Il est désormais question de s’accorder sur un cadre durable et ouvert à la flexibilité dans un esprit que l’on veut autant que possible gagnant-gagnant équitable.

 

Et en dehors du monde du travail, qu’en est-il ?

Si la répression des émeutes par la force reste une constante, tous les efforts sont déployés pour éviter d’en arriver. La négociation tend à être introduite dans tous les domaines de la vie sociale, jusque et y compris la gestion des affaires publiques réservée traditionnellement au pouvoir régalien de l’Etat, comme la gouvernance des territoires et des collectivités, celle des services publics, de l’environnement, de l’eau. Les procédures de concertation intersectorielle publique avec consultation, pour avis, des autres parties prenantes locales et associatives, et couronnées par des arbitrages centralisés pour trancher les divergences, avaient fait leur temps. Elles avaient généré trop d’aberrations, voire des catastrophes écologiques et urbanistiques irréversibles, suivies de conflits sociaux et politiques d’une grande acuité. On passe alors à des procédures de négociation décentralisée. Vu la complexité des sujets abordés et les risques énormes liés à leur approche administrative, seul va compter le consensus négocié entre toutes les parties concernées. Les pouvoirs publics ne sont plus qu’une partie prenante autour de la table, garants de l’intérêt général et des règles du jeu de la négociation. Ces pourparlers et tractations rendus complexes par la multiplicité des parties concernées, des intérêts en présence, des perceptions mentales, des angles de vue disciplinaires et sectoriels et des impacts prévisibles et imprévisibles, sont classés comme négociations complexes. Celles-ci sont alors assistées par l’implication d’experts et de médiateurs et autres ombudsmans, mais aussi par le recours à des logiciels de simulation qui permettent de dégager rapidement les zones d’accord possibles. Cette émergence et cette extension de la négociation ont donné lieu à une célèbre formule : l’humanité est entrée dans «l’âge de la négociation», une ère nouvelle de la civilisation humaine universelle dans la manière de vivre ensemble.

 

Revenons à l’Algérie. La contestation sociale correspond- elle selon vous à une conjoncture passagère ou au contraire à une situation durable ?

Une observation lucide de l’actualité et des réalités algériennes met en évidence que c’est la question du changement qui est aujourd’hui reposée, et elle l’est dans des termes nouveaux. L’on se rappelle qu’elle a été mise à l’ordre du jour au cours de la décennie 1980. Après avoir été compromise au cours des années 1990 par l’austérité imposée par le PAS combinée aux affres du terrorisme, elle refait surface aujourd’hui sous la forme non pas d’un slogan («pour une vie meilleure»), ni d’un programme gouvernemental («les réformes économiques»), mais comme mouvement de revendication sociale en action.

Vous ne croyez pas à «la main de l’étranger» invoquée dans des déclarations officielles ?

Non. C’est une mise en garde politicienne d’un autre âge et non pas une réponse politique conforme aux attentes sociales. Elle devrait être bannie pour son indigence et tout responsable qui l’utiliserait, chassé de son poste pour incompétence.

 

Si la contestation va aller en s’amplifiant, comment selon vous va-t-elle se manifester ?

Je vois aujourd’hui trois formes de contestation en Algérie : les «fléaux» sociaux, l’émeute populaire et la grève syndicale. Je ferais l’impasse sur la contestation politique organisée car elle n’existe quasiment pas en tant que telle. Les « fléaux » sociaux couvrent tout un éventail de phénomènes très répandus, traduisant un déchirement du lien social, voire un rejet du contrat social lui-même. Cela va des différentes formes de suicide (mettre fin à ses jours, prendre la mer, prendre le maquis), à celles de l’économie informelle, en passant par la petite délinquance. Le terreau se trouve là où sévissent la pauvreté et l’exclusion et où tout espoir d’en sortir a été perdu. Toutes ces échappatoires de la contestation présentent entre elles des passerelles très faciles à franchir. Elles sont parfois irréversibles, mais toutes violentes, même l’économie informelle, potentiellement, si elle vient à être menacée. Les émeutes populaires partent en général des ghettos urbains où les «fléaux sociaux» sévissent le plus. Une étincelle suffit pour enflammer la rue. La foule, en majorité des jeunes, obéit à tout leader qui sait le mieux la galvaniser, une grande part étant laissée à l’improvisation et à la connivence instinctive du groupe. Elle est prête à tout saccager sur son passage, avec une virulence ciblée sur les édifices publics, pour protester contre un ordre institutionnel qui leur a refusé, non pas des privilèges, mais seulement l’égalité des chances pour démarrer dans la vie. Les grèves syndicales ont connu une nette recrudescence surtout dans le secteur public. Elles sont le fait de mouvements organisés, conscients et réfléchis. Les revendications sont très concrètement identifiées et défendues sous le contrôle de dirigeants avisés. Ici, le contrat social n’est pas rompu, il est simplement proposé à la renégociation. Et il l’est par des voies non violentes. Par rapport aux deux formes précédentes, il y a là des différences de taille. Ces trois lames de fond travaillent la société en profondeur et rien n’indique qu’elles devraient miraculeusement s’estomper. Nous sommes très vraisemblablement face à une tendance lourde qui ne fait qu’exprimer une profonde aspiration sociale au changement.

 

Comment voyez-vous l’issue ? Y a-t-il une solution d’après vous ?

Nous avons d’une part une volonté de changement qui vient cette fois-ci de la société, d’autre part des réponses inefficaces de la part des pouvoirs publics; ce que les économistes appelleraient une demande pressante d’un côté, et une offre décalée, de l’autre. A l’évidence, c’est nécessairement la seconde qui doit s’ajuster à la première, et non l’inverse. Voilà la seule issue possible conforme à l’intérêt général, au progrès et à la cohésion. Reste à savoir si elle s’imposera de manière rapide et non violente, c'est-à-dire si nous accéderons rapidement et pacifiquement à «l’âge de la négociation ». C’est là, me semble-il, le plus grand défi qui se pose à nous aujourd’hui.

H. M.

 

 

BIOGRAPHIE

Bouchakour Mohamed est né à Alger en 1951. Après l’obtention du baccalauréat en 1971, il fait des études d’économie à l’Université d’Alger, tout en entamant une carrière à la Sonatrach dans la division de l’engineering et du développement des projets. Une fois ses obligations du service national accomplies, il rejoint le ministère de l’Énergie avant de revenir en 1982 à l’université où il se consacre à l’enseignement tout en poursuivant des études postgraduées. Il a maintes fois collaboré à des travaux d’études dans divers domaines socioéconomiques, à la demande d’organismes nationaux et internationaux, aussi bien en Algérie qu’à l’étranger. Il est actuellement enseignant-chercheur à HEC Alger, chargé de cours en négociation.

 

 

 

 

Source de cet article :

http://www.lesoirdalgerie.com/articles/2010/06/08/article.php?sid=101263&cid=2

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