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YALLA SEDDIKI, UNIVERSITAIRE, ANALYSE L’ŒUVRE DU REBELLE : “Matoub possède tous les traits propres aux mythes”

Docteur en lettres modernes (Paris IV-Sorbonne), Yalla Seddiki a publié, entre autres, “Lounès Matoub, mon nom est combat”, en 2003, ainsi que plusieurs autres écrits sur le Rebelle.

Liberté : On célèbre le 63e anniversaire de la naissance du Rebelle. Que représente pour vous l’artiste ?
Yalla Seddiki : Vous comprenez bien qu’il n’est pas possible de répondre à cette question sur un plan strictement subjectif. La façon dont elle est posée implique déjà, si je puis dire, un devoir de distance compréhensive. Le terme le “Rebelle” conduit chacun d’entre nous à y reconnaître la personne, l’artiste, le protagoniste de l’histoire politique et culturelle Lounès Matoub. Justement, pour moi, et pour d’autres, bien sûr, le “Rebelle” incarne une figure exemplaire. Ancrée dans l’histoire contemporaine, par la qualité de son œuvre, sa singularité aux confluents de l’histoire et d’un complexe de symboles, cette personnalité aura acquis des traits qui la soustraient à la catégorie de l’extraordinaire pour la projeter sur l’aire du mythe et, subséquemment, du sacré. C’est que Lounès Matoub lui-même, avec des poèmes comme Ay Ah’lili, Tirgin, Tamurt-iw, Tarwa n lh’if, Avrid ireglen, les disques L’ironie du sort ou encore “Regard sur l’histoire d’un pays damné”, s’est engagé dans une exploration complexe d’un parcours individuel transposé dans la fiction du moi avant que cette fiction devienne verbe performatif, parcours prophétique. Il a construit une pensée politique de l’émancipation en s’immergeant dans l’imaginaire kabyle le plus ancien à travers les motifs, par exemple, de Tteryel, Amagger n tefsut, Anza, ou encore de la terre qui se nourrit du sang des combattants. Le texte Arjjut ur ttruh’ut, absent des œuvres enregistrées, mais présent sur Internet, illustre parfaitement mon propos. Pour Lounès Matoub, l’histoire de son pays est devenue la sienne par choix et par un hasard qui ressort du domaine de la tragédie, nécessité historique sans issue.

Vous avez travaillé sur l’œuvre de Lounes et vous avez publié plusieurs écrits. Quelle est la particularité de l’œuvre du Rebelle ?
La dernière partie de ma réponse précédente vous donne, je l’espère, un aperçu succinct des pistes qui permettraient, dans un travail plus rigoureux, de saisir l’originalité de Lounès Matoub par rapport à d’autres grands artistes kabyles de son temps. Toutefois, ce travail doit être complété par l’attention particulière qu’il faudra porter à l’esthétique et à l’imagination de Lounès. La pensée de celui-ci fonctionne par collages, superpositions d’images, citations courtes, intégrés dans de vastes ensembles plus personnels à même d’exprimer, selon votre mot, sa particularité. Par exemple Ffeγ ay ajrad tamur-iw s’ouvre sur une touchia andalouse. La partie acewwiq est un fragment que Lounès a extrait de Poèmes kabyles anciens de Mouloud Mammeri. Il a modifié les derniers vers du poème : afin de ne pas lancer l’anathème sur les Kabyles descendants d’esclaves, le poète a remplacé “aklan”  par “id’an”. Il a ensuite repris tel quel le célèbre refrain de Slimane Azem. À ce propos, Lounès Matoub nous a indiqué que la reprise du poème recueilli par Mouloud Mammeri doit être comprise comme un hommage implicite rendu au grand écrivain. Le reste du texte est une création originale. On pourrait faire une analyse nous engageant plus avant dans l’imaginaire du poète. Tidetts yeffren  est ainsi une forme d’identification aux figures de Si-Muh’and U-Mhand, de Cheikh El-Hesnawi et de Slimane Azem. Le temps de la première partie du poème, Lounès Matoub vit à travers ces héros de la culture kabyle et les laisse vivre à travers lui. Je précise que, en 1988, El-Hesnawi était vivant.

Une analyse succincte de la discographie de l’artiste fait ressortir une évolution significative du texte et de la musique depuis Ay Izem. On ressent cette éclosion à la fois esthétique et textuelle qui l’a toujours placé au firmament. Comment expliquez-vous cette évolution ?
Ce qui est assez étonnant même, c’est qu’une nette évolution s’observe dès le second disque enregistré, lui aussi, en 1978 : A yemma aazizen a yemma. En réalité, l’esthétique de Ay Izem ne correspond pas aux goûts personnels de Lounès Matoub. Il était davantage épris, à cette époque, d’El-Hesnawi, de Dahmane El-Harrachi, de Lounis Aït-Menguellet que de musique dominée par les synthétiseurs. Mais il faut reconnaître que l’entrée vocale de Lounès Matoub sur un ton résolument énergique, et en contraste avec la douceur de la voix d’Idir, garde un grand charme. À titre personnel, je tiens Daawessu pour le premier titre où l’originalité et le génie propre de Lounès Matoub s’expriment. La structure du poème, la beauté de la mélodie, la sobriété de la voix, déjà grave, mimant une lassitude contenue : tout cela participe à ce qui va trouver une pleine expression dans les futurs enregistrements. La maîtrise progressive des méthodes d’enregistrement, l’arrivée de musiciens exceptionnels comme Sid-Ali au banjo dans le disque A lh’if yuran, de F. Kazem (selon les indications de Lounès Matoub), dans le disque Mugreγ At-Yiraten, de Rabah Khalfa, plus tard de Hamid Lekrib, d’Allaoua Behlouli vont mettre en valeur toute la richesse de l’imagination musicale spécifique de Lounès Matoub. Je m’en voudrais ici d’oublier le nom d’Omar Megueni, ancien musicien d’Idir, qui, en 1984, a orchestré de façon originale un titre comme Ass-a Ajjazayri dans Tarwa n lh’if. Je m’abstiens de parler dans un espace aussi réduit des chefs-d’œuvre des dernières années. Ceci constituerait aussi un chantier de recherches à engager. Pour résumer mon propos, Lounès Matoub s’est inscrit, et de façon préméditée, dans un processus d’amélioration progressive et constante de son art.

Au-delà des facteurs endogènes qui ont fait que Lounès était un artiste qui aimait toujours la perfection, peut-on parler de facteurs exogènes qui l’auraient aidé à se développer ?  
Tout d’abord imprégné de la culture villageoise, Lounès Matoub s’est ensuite intéressé à certains aspects d’autres cultures ; des aspects auxquels il aspirait à attribuer un rôle dans les préoccupations esthétiques, poétiques et politiques qui, en contexte kabyle, lui étaient propres. Comme pour tous les Kabyles de la génération à laquelle il appartient, c’est dans l’univers des femmes qu’il fut d’abord en contact avec la poésie et le chant. La mère de Lounès Matoub disposait d’une belle voix dont on retrouve des inflexions sur certaines mélodies et interprétations de son fils. Aldjia Matoub venait, elle aussi, d’une famille dans laquelle on composait des poèmes. Moh-Smail Matoub a pu aussi servir d’exemple. Plus tard, c’est Tiloua, artiste connu dans son village, qui mobilisa l’admiration du jeune Lounès Matoub mais aussi du jeune Cherif Hamani, autre grand artiste. C’est dire le talent probable de Tiloua dont je n’ai pas pour l’instant réussi à récupérer d’éventuels enregistrements, même amateurs. Plus tard, ce sera la découverte du chaâbi ; mais aussi des œuvres d’Amrouche, de Mammeri, de Feraoun et de son recueil des poèmes de Si-Muh’and U-Mh’and. Matoub lira les grands auteurs qui ont parlé du monde amazigh ; citera l’anarchiste Bakhounine. Il adaptera Le dormeur du val de Rimbaud en kabyle dans Asekri. Un article de l’écrivaine Emmanuelle Favier est consacré au lien entre Rimbaud et Matoub dans un numéro spécial de la revue Altermed, et que j’ai coordonné, consacré à Lounès Matoub. Cette oscillation entre les traits structurant une culture dominée et les traits de cultures dominantes a forgé la personnalité de Lounès Matoub, tout à la fois exaltation de la tradition et de la modernité ; de l’antique et de l’utopique.

Il est l’un des rares artistes dont l’œuvre est adoptée par plusieurs générations, dont celle qui ne l’a pas connu. Qu’est ce qui fait, selon vous, que le public est resté fidèle à son idole plusieurs années après sa tragique disparition ?
Je crois que l’adhésion de plusieurs générations au parcours de Lounès Matoub s’explique de plusieurs façons. La plus importante me semble être la qualité littéraire, musicale et technique de son œuvre. À l’exception de quelques titres, force est d’observer la qualité sonore de presque tous les disques de Lounès Matoub.
Il faut y associer le nombre très élevé de chants réussis sur le plan de la mélodie, des arrangements, de la poésie et de l’interprétation. Le poète a pris soin d’aborder une grande variété de thèmes permettant aux femmes aussi bien qu’aux hommes, aux jeunes aussi bien qu’aux gens plus âgés de reconnaître dans cette poésie un pan de leur détresse, de leurs espoirs, de leurs épouvantes.  Enfin, il y a cette jeunesse qui, pour toujours, figera le passage parmi nous de Lounès Matoub. Mort à 42 ans, les armes à la main, après avoir enregistré une quarantaine de disques, environ deux cents poèmes, dont beaucoup sont des œuvres exemplaires, Lounès Matoub possède tous les traits propres aux mythes.

De son vivant, il s’était toujours qualifié de “témoin de son temps”, et le temps a fini par lui donner raison. Est-ce que l’œuvre a été suffisamment étudiée ?   
Cette notion de “témoin de son temps” est trompeuse ; elle fait de ce “témoin” un poète des circonstances dont les mérites s’estompent avec la disparition, dans la mémoire, des événements auxquels il est référé dans un poème.
D’évidence, nous n’avons pas affaire à ce type de poète avec Lounès Matoub. Que Lounès Matoub ait été le premier à évoquer Ali Laïmèche, la guerre de 1963, la bleuite, l’assassinat d’Abane, de Krim n’en fait pas un témoin, mais un gardien de l’histoire bien loin de l’anecdotique, mais plongé dans la tourmente presque métaphysique du temps humain. Il ne peut faire de doute aujourd’hui que l’envergure unique du parcours poétique, musical et historique de Lounès Matoub exige de nouvelles approches.

Un colloque sur l’œuvre du Rebelle se tient depuis hier, à l’université de Tizi Ouzou. Un mot sur cette initiative ?
Malgré mes réticences à me livrer à des polémiques qui participent à la division des Kabyles, force m’est donnée d’exprimer ici une protestation sereine, assurément et malheureusement sans effet, par rapport à ce colloque. Que, en contraste avec la génération des années quatre-vingt qui a tenu le poète-chanteur dans le plus grand dédain, que, avec le renouvellement des générations, des universitaires kabyles portent leur intérêt sur le parcours de Lounès Matoub, sur une œuvre aussi profonde et complexe que la sienne, ce n’est que justice. Et il n’est de lettré, de chercheur, d’amateur, sans parler des défenseurs des libertés publiques et de tamazight, qui ne se réjouissent que des jeunes chercheurs nous fassent connaître la lecture qu’ils font d’un accomplissement et d’un héritage historique, poétique et musical comme celui de Matoub. Ces précisions préalables étant énoncées, il me semble que le devoir premier des chercheurs et des organisateurs d’un colloque comme celui organisé à Tizi Ouzou est la fidélité à la vérité. Or, la vérité historique impose ce fait : jamais Lounès Matoub n’a accepté ni n’aurait accepté d’être honoré par des autorités étatiques dont il a sans trêve désavoué les orientations qui, toutes, ont visé l’anéantissement de ce pour quoi il a combattu au prix de sa vie. Tout peuple a besoin de sacré. Le rôle de ceux qui prétendent honorer la mémoire de Lounès Matoub devrait être, à défaut de respecter le caractère désormais sacré de la figure du poète-chanteur, au moins de ne pas la profaner par la corruption de la vérité. Quels intérêts sert-on quand on force la main d’un mort ? Pourquoi donner à un rebelle, à titre posthume, un prix appelé “Prix de la mémoire”  ou de “mémoire”, et ce, sous l’égide d’un représentant de l’ordre ? Si vous me permettez cette plaisanterie, ils devraient plutôt appeler ce prix le “prix Alzheimer”. Je comprends que l’université subisse des pressions, mais, dans ce cas, il ne faut pas faire de colloque autour de Lounès Matoub. J’ai, en France, à la Sorbonne, avec le soutien du professeur Pierre Brunel et avec le Centre de recherche en littérature comparée, organisé le premier colloque autour de Lounès Matoub.
 Si le préfet de Paris avait voulu s’immiscer d’une façon ou d’une autre dans mon organisation, j’aurais annulé cette rencontre. L’événement de Tizi Ouzou ne peut avoir lieu que parce que Lounès Matoub est mort. Du temps que taqvaylit pouvait encore répandre son aura, nous restions fidèles aux morts et à leur sacrifice.

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