Overblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog

Espace conçu pour les Démocrates de tous bords.

Réseau des Démocrates

Kenya: la tentation autoritaire

 PAR LAURE BROULARD

Trois mois après l’investiture d’Uhuru Kenyatta pour un second mandat au terme d’élections contestées, la dérive autoritaire du gouvernement inquiète. L’opposant historique Raila Odinga, qui ne reconnaît toujours pas la victoire de son rival, s’est récemment autoproclamé président du peuple.

Nairobi (Kenya), envoyée spéciale.–  Depuis quelques semaines, le gouvernement d’Uhuru Kenyatta semble en roue libre. Le Kenya, longtemps considéré comme la locomotive économique d’Afrique de l’est, a regardé avec stupéfaction le gouvernement réprimer la presse, arrêter des opposants et ignorer des décisions de justice.

Lors de son investiture en novembre 2017, le fils de Jomo Kenyatta, le premier président du Kenya, s’était pourtant présenté en garant de l’État de droit. Devant les milliers de partisans vêtus de rouge et d’or rassemblés dans le plus grand stade de Nairobi, il avait alors déclaré : « Si nous voulons construire un Kenya uni, stable et prospère, il nous faut respecter la loi. Aucun de nous ne peut se soustraire à l’ordre constitutionnel, quelles que soient nos revendications. »

Sous les ovations, Kenyatta avait sonné la fin d’une période électorale mouvementée de plus de six mois et présenté un programme ambitieux axé sur la croissance économique, l’emploi et le développement. Le parti au pouvoir savourait enfin sa victoire après une première élection annulée par la Cour suprême pour « irrégularités et illégalités » et une seconde entachée par le boycottage de l’opposition. Mais l’état de grâce aura été de courte durée. Trois mois plus tard, le pays a deux « présidents ». Et la bataille entre Uhuru Kenyatta et Raila Odinga a pris un nouveau tour.

Un « président du peuple »

 

Raila Odinga, perdant de l'élection présidentielle, prête symboliquement serment le 30 janvier 2017 à Nairobi. © ReutersRaila Odinga, perdant de l'élection présidentielle, prête symboliquement serment le 30 janvier 2017 à Nairobi. © Reuters
Le 30 janvier 2018, l’opposant historique Raila Odinga s’est en effet autoproclamé « président du peuple » dans le symbolique « parc de la liberté », en réalité le parc Uhuru, en plein centre de la capitale kenyane. À défaut de prêter serment devant le président de la Cour suprême, comme le requiert la constitution kenyane, l’opposant a brandi la Bible en présence de deux avocats proches de son parti.

 

Des milliers de partisans de l’opposition venus de tout le pays assistaient à la cérémonie, à quelques pas seulement des bâtiments du gouvernement. « C’était une véritable provocation pour le pouvoir, estime Nic Cheeseman, chercheur spécialiste de la politique kenyane. La cérémonie aurait pu se tenir dans le fief de l’opposition à l’ouest du pays. En l’organisant à Nairobi, Raila Odinga a relevé les enjeux », analyse-t-il.

Raila Odinga, 73 ans, quatre fois candidat à la présidence, quatre fois vaincu, assure avoir remporté l’élection présidentielle d’août dernier. Il ne reconnaît pas non plus les résultats de la seconde élection, qu’il a boycottée. Depuis, il a lancé un Mouvement de résistance nationale visant à promouvoir des réformes et appelle de ses vœux un nouveau scrutin.

Debout sur un tapis rouge déroulé à la hâte par des partisans, le leader de la tribu Luo a salué « un jour historique » marquant « le premier pas vers la fin des élections truquées, et l’établissement d’une véritable démocratie ». Pourtant, « il est aujourd’hui difficile de déterminer si cette prestation de serment parallèle a été un grand succès de propagande ou un échec politique », explique Nic Cheeseman. Malgré un soutien populaire certain, le vieil opposant est apparu plus isolé que jamais. Les autres leaders de la coalition de l’opposition (National Super Alliance, NASA) ayant boudé l’événement.

La réponse du gouvernement n’en a pas été moins sévère. Le jour même, les trois plus grandes chaînes de télévision privées du pays, qui retransmettaient l’événement en direct, ont vu leur signal coupé, et ce pendant plus d’une semaine. Le ministre de l’intérieur se faisait menaçant : « Ceux qui ont participé à l’organisation de cette cérémonie illégale le regretteront », a-t-il déclaré devant la presse, annonçant que le Mouvement de résistance nationale de Raila Odinga serait désormais considéré comme une « organisation criminelle ». Dans la foulée, les deux avocats présents lors de la prestation de serment ont été arrêtés. L’un d’entre eux, Miguna Miguna, a été détenu pendant plusieurs jours avant d’être extradé au Canada.

Aujourd’hui, les diplomates se demandent jusqu’où le gouvernement osera aller. « Il y a autour du président Uhuru Kenyatta une faction extrême qui souhaiterait aller plus loin. Nous ignorons de quel côté va pencher la balance. Mais jusqu’à maintenant, c’est la ligne dure qui a eu le dernier mot », explique l’un d’entre eux. Pour l’instant, cependant, aucun des leaders de l’opposition n’a été arrêté et le gouvernement continue de souffler le chaud et le froid. « Arrêter Raila Odinga serait une grave faute politique, très risquée sur le plan sécuritaire comme sur le plan diplomatique. Cela ferait de lui un martyr, alors qu’il est actuellement très isolé et en position de faiblesse », renchérit une source au sein d’une ambassade.

Le Kenya à la croisée des chemins

Pour la communauté internationale, « la démocratie kenyane est à la croisée des chemins ». Dans un communiqué publié dimanche 11 février, onze ambassadeurs tirent une nouvelle fois la sonnette d’alarme et demandent aux dirigeants « d’emprunter la voie qui mènera le pays vers le succès ». Quant à la société civile, elle n’hésite plus à faire référence aux heures sombres de la dictature de Daniel arap Moi.

Mais selon Otsieno Namwaya, chercheur à Human Rights Watch, les derniers épisodes ne font que révéler une tendance de fond de la présidence d’Uhuru Kenyatta : « La coupure du signal des chaînes de télévision a choqué tout le monde, mais il ne faut pas oublier que le gouvernement n’a cessé de restreindre la liberté de la presse depuis son accession au pouvoir en 2013, en s’attaquant systématiquement aux blogueurs et aux journalistes qui s’éloignaient de la ligne imposée par la présidence », dit-il, dressant un bilan sévère du premier mandat du président en termes de droits humains.

Élu en 2013 avec son colistier William Ruto, Uhuru Kenyatta fait alors figure de paria. Il est poursuivi par la Cour pénale internationale pour crimes contre l’humanité en raison de son implication présumée dans les violences post-électorales de 2007-2008. Des milices de la tribu Kikuyu, soutenant le président Mwai Kibaki, ont alors affronté des Kalenjins et des Luos, partisans de l’opposition déjà dirigée par Raila Odinga. Bilan : 1 200 morts et plus de 600 000 déplacés. Les poursuites ont été abandonnées fin 2014 faute de preuves, mais le gouvernement est soupçonné d’avoir fait obstruction à la justice.

Si, depuis son arrivée à la présidence, Kenyatta a eu plusieurs succès diplomatiques, il est aujourd’hui accusé par l’opposition de détruire les acquis de la Constitution de 2010. Un texte qui, en actant la décentralisation, visait à une meilleure répartition des ressources et du pouvoir entre les différentes tribus kenyanes.

La justice au secours de la démocratie kenyane

Six mois après la décision historique de la Cour suprême, qui a annulé la première élection présidentielle en août 2017 pour « illégalités et irrégularités », la bataille pour l’avenir de la démocratie kenyane risque encore une fois de se jouer sur le terrain judiciaire.

Les relations entre le parti au pouvoir et la justice se sont progressivement dégradées ces derniers mois. Depuis la prestation de serment parallèle de Raila Odinga, le gouvernement et les autorités ont ignoré plusieurs décisions des juges. Pour Isaac Okero, président du barreau kenyan, c’est une tendance très inquiétante : « Lorsqu’un gouvernement commence à désobéir à la justice, c’est le début de l’anarchie. Les gouvernements qui ne respectent pas la loi sont appelés des dictatures et non des démocraties », assure-t-il.

Tandis que les avocats portent un ruban jaune au tribunal en signe de protestation, les juges ne se laissent pas intimider. Pour David Maraga, président de la Cour suprême : « Le respect des décisions des juges n’est pas optionnel […] Ce n’est pas non plus une faveur faite à la justice, mais un devoir civique et constitutionnel », écrit-il. Pour certains, c’est le signe que la justice kenyane a aujourd’hui la capacité de remplir pleinement son rôle de contre-pouvoir.

« Il est rare pour un président de Cour suprême de prendre ainsi position », confie une source diplomatique, ajoutant : « Si une partie de la communauté internationale continue à pousser à un dialogue entre la majorité et l’opposition, d’autres sont plus pragmatiques et admettent qu’un dialogue semble impossible. Mais les Kenyans ont aujourd’hui la capacité de gérer eux-mêmes cette situation. »

 

LIRE AUSSI

Dans les rues de Nairobi, rien ne traduit la lutte entre les dynasties Kenyatta et Odinga. La vie a repris son cours après les perturbations de la période électorale prolongée. Le ministère de l’économie prévoit pour 2018 une croissance de 5,8 % après une chute à 4,8 % l’année dernière à cause de la sécheresse et de l’instabilité politique.

 

Selon Patrick Gathara, chroniqueur et caricaturiste kenyan, c’est un calme trompeur. « Nous sommes revenus cinquante ans en arrière, rien n’a changé, dit-il, faisant référence à la lutte politique entre Jomo Kenyatta, premier président du Kenya et père d’Uhuru Kenyatta, et Jaramogi Oginga Odinga, le père de Raila Odinga. Aujourd’hui, une grande partie de la population est très en colère et si nous ne nous posons pas de questions de fond sur notre système politique, le cycle d’élections violentes dans lequel nous sommes engagés ne sera jamais brisé. »

Partager cet article
Repost0
Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :
Commenter cet article