Sont-ils devenus les mercenaires planétaires de l’information et de la désinformation et ont-ils vraiment permis à Donald Trump de remporter l’élection présidentielle américaine, et œuvré en coulisses pour le vote en faveur du Brexit ? Il y a quelques mois encore, personne ou presque n’avait entendu parler du groupe de communication britannique Strategic Communication Laboratories (SCL), et de son « bras armé » américain, Cambridge Analytica – une société de marketing spécialisée dans le micro profilage comportemental des électeurs à partir de l’analyse de données, et qui prétend avoir découvert la formule magique pour faire élire un candidat. Mais depuis la victoire surprise de Donald Trump, cette structure financée par un milliardaire américain expert des questions du big data (mégadonnées), et fervent soutien des républicains, est au centre de toutes les attentions.

Certains la comparent déjà à la tentaculaire Blackwater, cette armée privée de mercenaires créée sous l’influence de Dick Cheney (secrétaire d’État à la défense de George Bush senior et vice-président des États-Unis de 2001 à 2009) et qui s’était, entre autres, illustrée durant la guerre en Irak en 2003 par ses pratiques obscures.

Le jour du résultat de l’élection présidentielle américaine, le directeur de SCL, Alexander Nix, n’a en tout cas rien fait pour démentir cette réputation. Dans un communiqué de presse enthousiaste, cet homme de 42 ans au look typiquement british, ancien du collège Eton et diplômé en finance de l’Université de Manchester, affirmait que Cambridge Analytica avait joué « un rôle déterminant dans l’identification des partisans [de Donald Trump – ndlr] et dans la persuasion des électeurs indécis pour les amener à participer au scrutin ». « Nous sommes ravis du fait que notre approche révolutionnaire des communications informatiques ait joué un rôle essentiel dans la victoire extraordinaire du président élu Donald Trump », se félicitait-il. 

 

Donald Trump lors du discours de sa victoire. © Capture d'écran CNNDonald Trump lors du discours de sa victoire. © Capture d'écran CNN

 

Créé il y a déjà 25 ans, le groupe SCL emploie aujourd’hui 300 personnes. Il se présente comme le « leader » en matière « d’analyse comportementale, de big data et de profilage psychologique », et prodigue ses conseils dans le monde entier, aussi bien en direction des entreprises privées, des gouvernements, que des hommes politiques et des militaires. Sa branche la plus ancienne, « SCL Defence », s’est spécialisée dans les « opérations psychologiques » (PsyOp en américain) et la communication stratégique (StratCom). En juin 2015, son institut de formation IOTA Global a organisé à Riga, en Lettonie, dans le cadre d’un programme de l’OTAN, une session de cours à destination des forces armées de l’Ukraine, de la Géorgie et de la Modalvie, avec comme objectif de contrer la propagande russe.

 

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Mais c’est son département « Élections » qui intrigue aujourd’hui le plus. Depuis 2007, « SCL Elections » se vante d’avoir été impliqué dans l’organisation de campagnes électorales aux quatre coins de la planète : du Kenya à l’Afrique du Sud, en passant par la Colombie, l’Inde, Taïwan, la Lettonie, l’Ukraine, l’Italie, la Roumanie, etc. « SCL Elections a une formidable expérience dans le monde pour apporter des succès électoraux. En analysant les défis qui se posent et l’électorat de manière scientifique, nous aidons les présidents, les premiers ministres et les candidats à mieux présenter leurs politiques et à communiquer avec leur public », lit-on sur son site Internet (voir ici la vidéo promotionnelle).

Le groupe a ouvert des bureaux de représentation dans le monde entier, avec des collaborateurs au profil plutôt exotiques, comme en Lituanie où l’on trouve un ancien militaire ayant servi en Irak au sein du Centre des opérations d’information des troupes britanniques (InfoOps pour Information Operations Officer of the UK) ; ou en Roumanie où un ancien lobbyiste de l’industrie du tabac et de l’agroalimentaire à Bruxelles et Washington a été recruté.  

La branche américaine Cambridge Analytica, impliquée dans une quarantaine d’élections aux États-Unis, est née en 2013, dans des circonstances mystérieuses. Selon des recherches menées par Paul-Olivier Dehaye, un mathématicien qui enseigne à Zurich et se passionne pour les questions de la protection des données – il a co-fondé la société PersonalData.Io et tient un blog qui suit de près le dossier CA –, c’est en décembre 2013 que Cambridge Analytica LLC (id 5458274) a été enregistrée au Delaware, comme une filiale de SCL, suivie en 2014 et 2015 par trois autres entités du même nom. Ces LLC (« Limited Liabilities Compagnies ») ont la particularité d’être impénétrables, puisque le nom et l’adresse du ou des actionnaires se sont pas inscrits au registre du commerce, sans obligation de communiquer la moindre information aux autorités.

Plusieurs médias anglo-saxons ont découvert l’homme qui se cache derrière cette structure dotée de bureaux à New York, Washington et Londres : il s'agit du « big data milliardaire » américain Robert Mercer, un ultraconservateur et climatosceptique qui, selon Politico, y a injecté une partie de sa fortune et serait devenu actionnaire à hauteur de 10 millions de dollars.

 

Robert Mercer, le « Big Data milliardaire » qui aurait fait gagner Trump © Capture d'écran YouTubeRobert Mercer, le « Big Data milliardaire » qui aurait fait gagner Trump © Capture d'écran YouTube

 

Le Guardian publiait récemment son portrait. Informaticien de formation, cet homme qui fuit les journalistes et n’apparaît que très rarement en public est l’un des plus gros donateurs du Parti républicain. Il a démarré sa carrière chez IBM, puis il a co-fondé Renaissance Technologies, un hedge fund qui s’enrichit sur les marchés financiers en utilisant des algorithmes ultra performants. C’est aussi un proche de Steve Bannon. Robert Mercer a aidé, en déboursant 10 millions de dollars, à la création du site d’extrême droite Breitbart News dont Bannon était président exécutif, avant de devenir chef de campagne de Trump et son actuel conseiller en stratégie.

C’est durant les primaires du Parti républicain que le nom de Cambridge Analytica est apparu pour la première fois dans la presse américaine. Politico puis le Washington Post révélaient que Ted Cruz, le sénateur du Texas, alors soutenu par Robert Mercer et sa fille Rebekah, avait fait appel aux services de la société pour un mandat de 750 372 dollars. En décembre 2015, une enquête du Guardian complétait le tableau en expliquant que CA, alors peu connue, avait permis à Ted Cruz d’utiliser « des données psychologiques basées sur des recherches menées auprès de dizaines de millions d’utilisateurs de Facebook, récoltées en grande partie sans leur autorisation », grâce aux travaux en psychométrie de l’Université de Cambridge au Royaume-Uni.

Cambridge Analytica sortait elle-même de l’ombre. Sur son site internet, elle disait avoir amassé 5 000 data points auprès de 220 millions d’Américains.   

 

Le site de Cambridge AnalyticaLe site de Cambridge Analytica

 

Après la défaite de Cruz, tout aurait pu finir dans les oubliettes de l’histoire, mais la famille Mercer a décidé de soutenir Donald Trump, et Cambridge Analytica a proposé tout naturellement ses services pour des centaines de milliers de dollars. Selon le Times, le principal objectif était d’attirer 20 millions d’électeurs supplémentaires, en leur proposant un contenu « personnalisé ». En Floride, les électeurs hispaniques concernés par des questions de sécurité nationale ont ainsi reçu dans leurs boîtes mails ou sur leurs smartphones des contenus spécifiques (vidéos, photos, communiqués, etc.) présentant Trump avec le profil d’un commandant en chef, alors qu’en Arizona des messages étaient envoyés sur la politique migratoire du candidat sans évoquer la construction d’un mur entre le Mexique et les États-Unis.

C’est à cette époque que, selon une source citée par Politico, puis par le Guardian, Steve Bannon aurait obtenu un siège au conseil d’administration de Cambridge Analytica, cumulant ainsi cette fonction avec celle de chef de la campagne électorale de Donald Trump. Une information qui n’a pas été officiellement confirmée.

Robert Mercer a aussi joué un rôle central dans la campagne en faveur du Brexit, comme le révélait récemment The Observer. Ami proche de Nigel Farage, l’ancien leader de l’UKIP, il a offert ses services à Andy Wigmore, le directeur de la campagne pro-Brexit – « Leave.EU ». Cambridge Analytica a ainsi « gratuitement » prodigué des conseils et des informations sur la manière dont il fallait cibler les utilisateurs de Facebook. Ce qui a conduit à l’ouverture d’une enquête par la justice britannique, cette « donation » n’ayant pas été déclarée à la commission électorale.