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Les confidences de l'émir déchu des frères Kouachi

Farid Benyettou, lors d'une manifestation le 14 février 2004 contre le projet de loi interdisant le port des signes religieux à l’école © D.R.
Farid Benyettou, lors d'une manifestation le 14 février 2004 contre le projet de loi interdisant le port des signes religieux à l’école © D.R.

8 JANVIER 2016 | PAR MATTHIEU SUC

Farid Benyettou a été le premier mentor des frères Kouachi. Ce prédicateur qui prônait autrefois le djihad en Irak condamne aujourd’hui les attentats en France, au point de passer pour un traître dans la sphère islamiste. « Il y en a qui vont dire que je suis une balance, mais j’assume », dit-il. Mediapart l'a longuement rencontré.

Aux environs de 18 heures 45, l’élève infirmier de 33 ans, emmitouflé dans son duffle-coat, s’avance dans les frimas de l’hiver jusqu’au checkpoint sur le trottoir devant le siège de la DGSI, le service de renseignement intérieur français, à Levallois-Perret (Hauts-de-Seine). On est le jeudi 8 janvier 2015 et le pays est depuis la veille la cible d’une vague d’attentats terroristes. Le matin, l’étudiant a appelé à deux reprises le numéro vert mis en place par le ministère de l’intérieur pour prévenir qu’il détenait des informations sur les frères Kouachi, les tueurs de Charlie Hebdo. Durant huit heures, personne ne l’a recontacté. Alors il prend les devants et se présente à l’accueil de la DGSI. Les agents au poste de garde téléphonent à un commandant, quelques étages au-dessus, pour l’informer qu’un témoin a des révélations à faire. Il dit s’appeler Farid Benyettou.

Mais, à ce moment-là, on ne voyait que lui, parfaitement identifiable avec son look invariable – un keffieh rouge et blanc sur la tête, un burnous noir sur un kamis (la longue chemise afghane à la mode chez les islamistes au lendemain du 11-Septembre) d’un blanc immaculé, de larges lunettes aux verres pas trop fumés, des cheveux qui tombent jusqu’aux épaules et son duvet de moustache sur un visage qui peine à afficher ses 23 ans. Et voilà que, dix ans plus tard, le mentor des Kouachi vient frapper à la porte de la DGSI. La tension est à son comble, le matin même, une policière municipale a été abattue par un terroriste isolé à Montrouge (Hauts-de-Seine).

Dans le langage policé des procès-verbaux, le commandant écrit, à propos de la scène qui se déroule alors : « Donnons pour instructions aux fonctionnaires en faction de prendre toutes les précautions d'usage, Farid BENYATOU [sic] étant un individu très défavorablement connu de la Direction. Avisons notre hiérarchie. » Dans la rue, cela se traduit par un Benyettou plaqué contre le mur, dévêtu de son duffle-coat, palpé et menotté, un fusil-mitrailleur pointé dans sa direction. « Qu'est-ce que tu as dans tes poches ? », l’interrogent les policiers de faction.

Au bout de quelques minutes à le faire patienter dans le hall d’accueil, on réalise qu’il n’est pas venu commettre un attentat-suicide dans le temple du renseignement français. Farid Benyettou, démenotté, est conduit à la DGSI où il est entendu dans le cadre d’une« audition libre ». Il est 19 heures 30 et Benyettou, qui suit une formation en soins infirmiers depuis février 2012, entame le récit de sa relation avec les frères Kouachi qui ont été, durant des années, ses élèves en religion. Cela va durer plus de cinq heures.

Il raconte comment Chérif Kouachi, en prison, « incitait les jeunes à faire leurs prières ». Comment il considérait le djihad comme « un devoir » pour tous les musulmans, alors que son frère Saïd exprimait son désaccord sur cette question. Aux agents, Farid Benyettou détaille, parmi les fréquentations de Chérif, « un Noir qui ressemble un peu à Teddy Riner, le judoka, en moins grand » et surtout un autre qui se fait appeler Dolly. Il s’agit d’Amedy Coulibaly, le meurtrier de la policière municipale, futur tueur de l’HyperCacher, pas encore officiellement recherché.

Et lorsque les agents qui l’interrogent le mettent en garde – « En sachant que toutes les vérifications possibles vont être effectuées dans les jours à venir, que vous risquez de retourner en prison au cas où vous nous auriez menti, avez-vous quelque chose à ajouter ? » –, Benyettou crucifie ses anciens élèves : « Je vous précise que lorsque j'ai entendu la voix de l'un d'entre eux sur BFM [la vidéo au cours de laquelle un des frères sortant de Charlie Hebdo se vante d’avoir vengé le Prophète - ndlr], je me suis dit que c'était vraiment ressemblant… »

Il est loin le temps où Chérif et Saïd Kouachi faisaient pression sur une de leurs sœurs, mariée à un converti et en pleine grossesse, pour qu’elle divorce et épouse Farid Benyettou… « Ils me le décrivaient comme étant l'homme le plus merveilleux du monde. Farid savait lire et écrire l'arabe littéraire, était très intelligent. Ils ont vraiment fait sa publicité », raconte Aïcha Kouachi aux enquêteurs de la Sous-direction de l’antiterroriste (SDAT). Entre-temps, l’émir des Buttes-Chaumont a beaucoup changé.

Le lundi 26 octobre 2015, l’homme qui sort de la bouche de métro, place du Châtelet, arbore des cheveux bouclés courts, un chandail, un pantalon côtelé et des lunettes plus du tout de soleil. Aux oubliettes, ces oripeaux associés à des vêtements traditionnels qui le rendaient toute de suite identifiable au milieu d’une cohorte d’islamistes. Seule une chevalière en argent avec sa pierre noire rappelle discrètement sa foi musulmane.

D’emblée, il précise : « Je voulais refuser de vous rencontrer, je n’avais rien à dire. Mais je ne voulais pas que vous croyez que je me défile. » L’entretien avec Mediapart va durer six heures durant lesquelles il n’avalera qu’un thé. Celui qui s’inquiétait de n’avoir rien à dire se révèle intarissable. « Vous enregistrez encore ? Ah, bon, j’ai eu peur, je croyais que vous aviez éteint », demande-t-il au bout des quatre premières heures de conversation. Farid Benyettou ressasse l’histoire des tueurs de Charlie Hebdo qui est aussi celle de son dévoiement.

  • « Il repérait les plus faibles pour en faire des soldats »
  • Plus brillant orateur que les anciens, Farid touche la jeune génération. Sa scolarité interrompue, il gagne sa vie comme agent d’entretien la semaine et se métamorphose le week-end en prédicateur. Il donne des cours à des gens de son âge, toujours plus nombreux, en marge des prêches officiels à la mosquée Adda’wa, un vaste hangar situé dans leur quartier, rue de Tanger. Puis quand les responsables de cette mosquée, pourtant réputée parmi les plus intégristes, le chassent, il dispense son savoir dans le salon familial. « Je donnais des cours sur les trois fondements de Mohamed Ibn Abdelwahhab, le fondateur du wahhabisme, raconte Benyettou. Ces cours attiraient des jeunes du quartier qui étaient en recherche identitaire. »

    Il était une fois un petit prince des islamistes. Un gamin du XIXe arrondissement de Paris qui baigne dans une atmosphère religieuse dès le plus jeune âge. Au domicile familial, les policiers ont découvert quelque 1 200 ouvrages en langue arabe et autant de cassettes audio, avec les jaquettes dûment photocopiées, le tout dédié à la théologie. Dès l’adolescence, Benyettou jouit d’une aura de savant et bénéficie aussi de la réputation sulfureuse de son beau-frère, Youcef Zemmouri, alias Youcef Islam, un fondamentaliste algérien connu pour avoir été mis en cause dans un projet d’attentat en 1998 lors de la coupe du monde de football.

    Parmi ses élèves, des petites “frappes” du XIXe, appelés à avoir un destin au sein de l’internationale terroriste. Boubakeur El-Hakim, le premier de la bande à être parti combattre en Irak et qui, fin 2014, a revendiqué l’assassinat de deux responsables politiques tunisiens ; Peter Cherif et Mohamed El-Ayouni, deux autres moudjahidin ayant combattu à Falloujah et toujours en lien avec des filiales d’Al-Qaïda et de l’État islamique ; et bien sûr les frères Kouachi. Tous boivent les paroles de ce prêcheur d’un an leur aîné. « Il était habillé comme un mollah mais parlait comme un jeune de cité, estimera un habitant du quartier. Il repérait les plus faibles pour en faire des soldats. »

    Un rapport de la SDAT, au lendemain de la tuerie de Charlie Hebdo, le définit comme« l’ancienne tête pensante de l'ex-filière dite des Buttes-Chaumont ». Le 27 décembre 2007, une magistrate de la section antiterroriste du parquet de Paris écrivait dans son réquisitoire consacré à ladite filière que Farid Benyettou « n'avait pas caché à ses élèves, ni à quiconque, qu'il était favorable au djihad, c'est-à-dire à la guerre sainte lorsqu'il est “accompli comme il se doit”. Selon lui, l'attentat suicide est légitime lorsque cet acte est accompli dans le cadre du djihad ». Placé en garde à vue avant d’être mis hors de cause dans ce dossier, Saïd Kouachi brocarde son guide spirituel : « À chaque cours, Farid revenait sur l’Irak, sur l’occupation. C’était toujours la même chose. Farid était agressif et violent dans ses propos. Il levait le ton et s’énervait quand il parlait de l’Irak. »

    Lui nie toute fonction de recruteur. « C'est une affaire dans laquelle on m'a prêté un rôle plus important que celui qui a été le mien. Des jeunes qui avaient le projet de partir en Irak sont venus me voir pour connaître mon opinion sur les événements qui se passaient là-bas. On m'a accusé de les avoir incités mais ce sont eux qui sont venus. ». Au cours de notre entretien, Benyettou insinue que sa médiatisation était également exagérée par rapport à d’autres prédicateurs qui dans l’ombre prêchaient auprès des enfants des Buttes-Chaumont. On lui rétorque qu’il l’a un peu cherché avec son look qui le distinguait des autres islamistes. Il fait mine de s’étonner : « Ah, bon, vous trouvez ? » Avant d’esquisser un sourire.

    Pour autant, jamais il ne prétend à son innocence et assume ses convictions d’alors. « Ce qui se passait en Irak, on voyait cela comme de la résistance. Il fallait combattre l’illégitime invasion américaine sur des terres d’islam. »

    En revanche, il ressort des déclarations des différents mis en cause que Farid Benyettou dissuade Chérif Kouachi de « s’en prendre aux juifs » avant son départ en Irak et de commettre la moindre action en France qui n’est pas, à ses yeux, une terre de djihad. On est en janvier 2005, la DST, l’ancêtre de la DGSI, interpelle Kouachi sur le point d’embarquer pour le Moyen-Orient et coffre Benyettou. Ce dernier écope d’une peine de six ans de prison pour association de malfaiteurs en vue de préparer des actes de terrorisme.

    C’est sa mauvaise réputation qui m’a conduit à Farid Benyettou. Tour à tour, un petit délinquant et un islamiste, qui a priori ne se connaissent pas, m’avaient raconté le fort ressentiment que ses prises de position contre ses anciens élèves, les frères Kouachi, suscitaient à la fois dans le quartier des Buttes-Chaumont et dans la communauté des fondamentalistes. Je m’imaginais rencontrer un individu qui, par lâcheté, avait renié ses convictions extrémistes au moment de Charlie Hebdo. J’ai découvert un homme assumant ses prises de position passées comme actuelles, parfois avec quelques contradictions, souvent avec une franchise rafraîchissante.
    Des archives pénitentiaires, des rapports de police et des témoignages, comme celui de la sœur de Chérif et Saïd Kouachi, nous ont ensuite permis de corroborer l’histoire de Farid Benyettou.

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