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Pâture pour chiens

 Pâture pour chiens

Par Nour-Eddine Boukrouh
noureddineboukrouh@yahoo.fr

Quand, au printemps 2011, l’ange de la mort se présenta à lui sous l’image floue et chaotique d’une révolte populaire, Kadhafi n’en crut pas ses yeux et pensa d’instinct à un complot tramé par la CIA dont il avait une peur irraisonnée depuis le bombardement de sa résidence sur ordre de Reagan, en 1986, et l’affaire «Lockerbie». Les yeux hagards, les cheveux ébouriffés et le visage défiguré par l’incompréhension, il hurlait devant les caméras de télévision depuis le balcon de «Bab al-Azizia» : «Man antoum ?» («Qui êtes-vous ?») Comme s’il s’adressait à des extraterrestres invisibles venus du ciel spécialement pour lui nuire.

Kadhafi ne comprenait pas et, à sa place, on le comprend parfaitement : le peuple libyen qui lui avait été soumis pendant quarante ans entra brusquement en rébellion contre lui et proclama d’emblée qu’il n’aurait de cesse qu’il n’ait vu son sang couler dans un fossé. Peut-être, Dieu seul le sait, s’est-il rappelé à l’instant fatidique où on l’a lynché qu’enfant il avait assisté à des scènes semblables, sinon avec des hommes du moins avec des bêtes, lui qui appartenait à la tribu des «Gueddaf-ad-dam» («ceux qui font gicler le sang»). Ceausescu et sa femme présentaient aussi un air semblable au moment d’être fusillés sans jugement pour apaiser la colère du peuple roumain entré en révolte contre leur despotisme devenu incongru à leur insu. Saddam Hussein a, quant à lui, probablement eu le temps de se préparer à son sort en lisant durant sa captivité, non plus le bréviaire du baâthisme de Michel Aflak, mais le Saint Coran.


Quand, pendant la démoniaque décennie noire, les Algériens découvraient avec horreur les massacres collectifs commis en chaîne par le terrorisme islamiste, beaucoup d’entre eux, refusant d’y croire, répétaient en secouant la tête comme dans une crise d’épilepsie, soit en signe de certitude soit pour interdire à l’idée d’y entrer : «Non ! Ce n’est pas possible ! Des Algériens ne peuvent pas faire ça à d’autres Algériens !» Vains propos de citoyens meurtris et profondément remués mais ignorant beaucoup de choses sur eux-mêmes, sur leur histoire cahoteuse et sur le magma de contradictions qu’ils appellent tantôt «valeurs», tantôt «constantes» nationales. Mais si, mes frères, mais si ! C’est bien nous, et non des agents du Mossad ou des harkis infiltrés, qui avons commis ces horreurs qui n’étaient pas les premières et ne seront pas les dernières.
Nous en commettrons d’autres à l’avenir, en gros ou en vrac, en vrac et en gros, il n’y a aucun doute. Personne ne peut prédire quand ni pourquoi, mais le plus probable est que ça aura à voir avec le faux «îlm» qui est en train de démanteler l’Etat dans l’esprit des «croyants», ou les prix du pétrole. Avant d’accuser les autres, nous aurions mieux fait de nous demander en parodiant Kadhafi : «Man nahnou ?» («Qui sommes-nous ?»)

Ne l’ayant jamais su, personne n’a pu répondre à la question posée par Boudiaf en 1964 — «Où va l’Algérie ?»—, comme personne n’est en état de répondre à celle de la jeunesse d’aujourd’hui : «Win al-harba, win ?»
Notre culture sociale a habitué notre inconscient collectif au versement du sang dans la joie comme dans la peine. L’Aïd, la «touisa», la circoncision, le mariage, le coulage d’une dalle, le succès au bac du fils ou de la fille, etc, sont autant de circonstances où on fait couler le sang sous les yeux ravis des enfants à qui on apprend, à l’occasion, comment saigner et dépecer une bête pour être un musulman accompli. Même quand on veut vanter une amitié exemplaire entre deux personnes on lâche, admiratif et joignant d’émotion les deux doigts : «Ces deux-là, le même couteau les égorgera !» («mouss wahed yadhbah houm !») C’est dans notre culture, ça vient de loin et ça a encore de l’avenir. Qui ne détient, sinon une arme à feu, du moins une épée, une hache, un hachoir de boucher ou un couteau à la maison, dans la voiture ou sous ses vêtements ? Et pourquoi faire à votre avis ?


Il arrive aussi que, médusés par le sort fait à notre pays, par la manière dont il est gouverné et le pillage de la richesse nationale autorisé, voire recommandé ou ordonné, nous nous exclamions : «Ce n’est pas possible ! On n’est pas gouvernés par des Algériens.» Et de citer le Maroc, la France et, depuis Chakib Khelil, les Etats-Unis. Mais non, mes frères, mais non ! Si les actuels dirigeants ne sont pas tous de vrais Algériens, il en fut qui l’étaient entièrement et qui ne firent pas mieux avant et après l’indépendance.
Chacun a cassé la Révolution ou le pays à sa manière : dans sa morale, sa mémoire, sa dignité, son éducation ou son économie. Exprès ou par ignorance, il importe peu. Sous leur règne aussi les meilleurs étaient en bas et les pires en haut, même s’il faut reconnaître qu’aucun n’a été aussi permissif avec la pourriture que le pouvoir actuel.

Et le peuple dans tout cela ? Eh bien nous n’avons rien fait pour les uns et presque rien pour les autres afin que cela cesse ou change dans le bon sens. On ne s’est jamais révolté depuis l’indépendance qu’à cause de la hausse des prix de la semoule ou de l’huile, et demain, à cause du carburant, du lait ou d’un autre produit de première nécessité. A cause de quelque chose, mais jamais pour une cause.
Octobre 1988, cessons de nous la jouer, n’était qu’une grosse émeute. L’éveil démocratique, les mythes, les légendes, les lauriers, c’est plus tard qu’ils ont été forgés ou tressés. Si l’on veut la vérité, seules les idées islamistes et berbéristes se sont battues pour une cause, la leur en propre, et non celle du pays. Sans préjuger de leur justesse ou de leur fausseté car le sujet n’est pas là. Moi je les ai qualifiées dès 1989 de «açabiyate» en empruntant le mot à Ibn Khaldoun, l’auteur de Histoire des enseignements de l’histoire des Arabes, des Persans et des Berbères.
Les leçons de notre histoire actuelle, nous les tirerons une fois qu’il sera trop tard, quand ça ne servira plus à rien. Ou bien un autre Ibn Khaldoun, venu d’on ne sait où, le fera pour l’Occident, les Martiens ou tout simplement l’histoire des peuples et des nations des siècles à venir. On parlera de nous comme on parle de nos jours des peuples précolombiens quasi totalement disparus ou des «peuples de la perpétuelle aurore», comme disait le penseur espagnol Ortega y Gasset, des peuples qui n’ont jamais vu le soleil se lever sur eux, bloqués entre le jour et la nuit, comme si leur temps s’était arrêté à l’aube, une aube dans laquelle ils allaient être éternellement figés.
Les âmes innocentes mais inconséquentes de nos compatriotes sont encore sous le choc de la vidéo montrant un enfant jeté en pâture à un chien berger allemand comme on jetait dans la Rome antique des esclaves ou les premiers chrétiens en pâture aux fauves dans une arène pour amuser le public. Mais est-ce le pire de ce qu’on a vu dans notre vie récente ou lointaine? Que dire du terrorisme pardonné qui a tué enfants, bébés et fœtus, de l’hécatombe routière quotidienne, des affrontements au sabre récurrents entre bandes rivales un peu partout, du récent débat parlementaire où on revendiquait le droit de battre les femmes au nom de nos «valeurs authentiques», de la gratuite cruauté des agents de toutes les administration et services publics envers les usagers, de la corruption impunie, de l’Etat absent et du climat de sorcellerie ambiant ? En entendant une cohorte de juristes dénoncer la violence contre les enfants et l’absence de textes sur la protection de l’enfance, en voyant avec quelle rapidité la justice a diligenté une enquête et les présumés coupables arrêtés, en suivant sur les médias les harangues à propos des droits de l’homme et du citoyen, je me suis cru en pleine Révolution française de 1789 avant de retrouver mes esprits et de m’interroger sur le silence observé au sujet d’autres violations de la Constitution, des lois, de la morale publique...
Cette affaire n’est-elle pas un exutoire, l’arbre qui cache la forêt ? Car si quelques humanoïdes comme il y en a tellement dans nos rues et nos cités ont délibérément donné un enfant en pâture à un chien qui n’a pas fait usage de toute sa férocité, les responsables actuels ont jeté en pâture tout un peuple à des molosses insatiables qui l’ont désossé et continuent de sucer sa moelle sans que cela émeuve grand monde.
C’est de ce jeu d’attrape-nigauds, de ces mauvais exemples, du discours public cynique et des crimes impunis que vient la sensation de plus en plus forte que nos valeurs sont des camisoles de force, nos idées des chaînes d’esclavage, nos visages des façades fardées, nos paroles de pieux mensonges, nos apparences des déguisements, notre vécu une épreuve de tous les instants, notre futur une source d’angoisse, nos dirigeants une secte satanique et la pseudo élite une cacophonie où cohabitent contradictions détonantes, lâchetés, jalousies et petites ambitions. Oui, «win al-harba, win ?». Nous sommes un peuple qui regarde ailleurs depuis un siècle parce que personne ou presque ne porte le sentiment d’être chez lui, en sûreté, d’avoir un avenir, d’être respecté, d’avoir un «home» national stable et durable. Nous rêvons presque tous d’autres réalités, d’autres rapports sociaux, d’autres modèles d’éducation, d’autres spectacles, d’autres exemples, d’autres dirigeants. Nous sommes des émigrants en puissance, des binationaux potentiels, des «harragas» pour ceux qui n’ont pas de visa et des «harrabas» pour ceux qui peuvent en avoir.
Le drame c’est qu’on ne veut de nous nulle part, ayant trop d’accointances avec le terrorisme et trop de clair-obscur dans notre identité. Ni tout à fait des Orientaux en Orient, ni assez Occidentaux en Occident, nous sommes voués à passer partout pour des intrus, des indésirables, des persona non grata.
Combien, néanmoins, partiraient s’ils en avaient les moyens et combien resteraient par choix ? La majorité vit avec le sentiment d’être des conscrits, des assignés à résidence, des retenus contre leur gré, des prisonniers. Ils n’ont pas peur de mourir, écrivent-ils sur les banderoles de leurs colères intermittentes. Ils sont déjà morts.
D’où vient ce pessimisme, ce désespoir, cette mort intérieure ? De notre indépendance avortée par la faute d’une génération égoïste, ignare, tyrannique, corrompue et immorale pour certains, haineuse et quelquefois mentalement malade, mais aussi de notre histoire chaotique tout au long de laquelle nous n’avons cessé de passer d’un modèle culturel à un autre, ayant été dans l’Antiquité un peu païens, un peu juifs, un peu chrétiens puis, avec l’islam, un peu chiites, un peu ibadites, un peu sunnites et, aujourd’hui, des islamistes suspectés de pouvoir passer à tout moment à l’action terroriste.
Nous avons successivement connu l’influence phénicienne, carthaginoise, romaine, vandale, arabe, turque et française, mais les tempêtes de l’Histoire ne nous ont pas laissé le temps de devenir nous-mêmes, des Orientaux avec les Phéniciens, Carthage, les Arabes et les Ottomans, ou des Occidentaux au temps de Rome, des Vandales et des Français, car une occupation chassait l’autre.
La conquête arabe a coulé dans nos âmes vacantes l’islam avant de se fondre parmi nous ou de poursuivre sa chevauchée vers d’autres destinations selon les points de vue des spécialistes de la période.
En cinquante ans d’indépendance, nous avons été livrés tels des cobayes au même alternat idéologique, à la même instabilité psychologique, passant là encore d’un modèle d’inspiration «progressiste», occidentale, à un modèle religieux d’inspiration salafiste, si bien qu’il est très difficile de trancher sur notre identité réelle ou de spéculer sur nos futures orientations sociétales. A mon avis, c’est le modèle taliban qui l’emportera au jour où il n’y aura plus de pétrole car c’est le plus proche de notre esprit de douar. On le voit déjà.
Les brassages et métissages culturels que nous avons subis depuis l’Homme de Mechta El-Larbi ne peuvent pas ne pas avoir laissé de traces dans notre patrimoine génétique. Les marqueurs orientaux et occidentaux ont imprimé alternativement leur patine dans notre génome dans des proportions que nous ignorons mais qui transparaissent dans les différences psychologiques évidentes d’une région à une autre de notre pays, certains de nos compatriotes présentant clairement des penchants marqués pour l’archétype oriental et d’autres pour l’archétype occidental, d’où la dichotomie entre modernistes et partisans du «retour aux sources».
Notre dénominateur commun est superficiel, artificiel, provisoire, passager. Il peut rompre à tout moment. C’est un identifiant géographique et administratif dépouillé de valeurs et convenant aux quarante millions d’électrons libres que nous sommes, ne gravitant autour d’aucun noyau, d’aucun centre. Nous ne partageons pas les mêmes référents, la même vision du monde et la même conception de l’avenir car nous ne sommes pas ce que nous sommes par choix plébiscité mais par accident, contrainte, résignation ou démission.
L’Algérie ? Quarante millions de «moi», mais pas encore de «Nous» ; des atomes non rassemblés en molécules ; des besoins physiologiques ayant pris des apparences économiques ; mille milliards de dollars rentrés dans les caisses publiques depuis l’indépendance, rien dans les poches de tout le monde à quelques milliers d’exceptions près ; art de la tromperie, ressources de la fourberie et ruses de Djouha en guise de culture sociale...

Nous détestons la beauté, la bonne éducation, la politesse et la distinction ; nous n’avons aucun souci de l’espace public ou de l’hygiène publique ; nous nous empoisonnons mutuellement la vie de l’aube au crépuscule ; nous ne savourons le plaisir d’être importants que si nous humilions ou écrasons les autres... Pouvait-il surgir de cette macédoine, de cette «açida», un collectif soudé, un ensemble uni, une nation durable ? Non, plutôt, plus logiquement un peuple en vrac sans projet commun, sans boussole, sans raison d’être, prêt à toutes les aventures talibanes, califales ou indépendantistes. Par son silence, le pouvoir a l’air de dire : «Après moi, vous vous débrouillerez ! Je vous aurais laissé une situation et des précédents tels que vous ne vous relèverez jamais…»
Il ne s’intéresse pas à l’avenir du pays mais seulement au temps qui lui reste, prêt à dilapider tous les moyens, à hypothéquer les réserves de gaz de schiste et la nappe de l’Albien, à endetter le pays pour maintenir la paix sociale et la poursuite de la rapine et de la gabegie. En regardant l’horrible vidéo, c’est ce que j’ai ressenti : nous sommes de la pâture pour chiens sous les yeux amusés de Caligula ou Néron, deux empereurs romains qui ont sapé les bases morales de l’Empire romain. Il ne s’est plus relevé à ce jour.
N. B.

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