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Olivier Roy: «La communauté musulmane n'existe pas»

11 JANVIER 2015 | PAR JOSEPH CONFAVREUX


Comparaison avec le 11-Septembre, différence de traitement entre les victimes deCharlie Hebdo et celles du supermarché cacher, itinéraire des djihadistes, culture de la violence et de la kalachnikov, appels lancés à la « communauté musulmane », ressorts de la marche « unanime » du dimanche 11 janvier… Olivier Roy, grand spécialiste de l'islam, revient sur les enjeux politiques et sociaux mis en lumière par les attentats de Paris.

© Emmanuel Guibert.


Olivier Roy est professeur à l’Institut universitaire européen, où il dirige le Programme méditerranéen. Il est notamment l’auteur de L’Islam mondialisé (Le Seuil, 2002), La Sainte Ignorance (Le Seuil, 2008) et En quête de l’Orient perdu (Seuil 324 p., 21,00 €). Entretien.

Vous refusez la comparaison entre les attentats de Paris et le 11-Septembre 2001 ?

Oui, en termes d'intensité, cela me semble quand même différent. New York, c'est 3 000 morts, une opération minutieusement préparée, dirigée de l'extérieur ; c’est le produit de lancement d'Al-Qaïda qui passe alors à la menace stratégique globale. Ici, en France, on a des crimes commis par trois petits branleurs qui ont appris à manier la kalachnikov au Yémen. L'impact symbolique et émotionnel est considérable, mais en termes de sécurité ou de géostratégie, on n'est pas dans la même dimension.

En outre, je suis un peu surpris de l’intensité de cet impact symbolique et émotionnel, alors qu'il n'y a pas beaucoup de différence avec les tueries perpétrées par Mohamed Merah, qui n'avaient pas eu la même résonance. Il y a là un débordement affectif qui me paraît révélateur d'une angoisse profonde.

La France a connu plusieurs attentats qui n'ont pas déclenché une telle panique, ni cet appel à l'unité nationale qui me semble être le reflet d'une fausse unanimité : s’il y a unité, pourquoi rejeter le FN de la manifestation, et s’il n’y a pas unité, pourquoi faire comme si les clivages ou les différences d’opinion avaient brutalement disparu ? Ces derniers reviendront avec d’autant plus de force qu’ils auront été artificiellement gommés sous le nouveau politiquement correct.

L'hommage aux victimes est indispensable et la compassion nécessaire, mais je ne comprends pas pourquoi il n'y a quasiment aucun mot sur les victimes de Vincennes au regard d'une telle mobilisation pour Charlie Hebdo, qui était par excellence le journal insolent, contestataire, capable de rire de tout, abhorrant les unanimismes de façade…

Comme si à chaque attentat il y avait les « vraies » victimes et des victimes collatérales ; or, si Charlie Hebdo était bien visé en tant que tel, on peut supposer que Coulibaly n’est pas entré par hasard dans un établissement juif. Et puis, je ne peux m'empêcher de sentir une forme d'auto-apitoiement corporatiste d'une partie des médias qui me semble très éloigné de l'esprit de Charlie

L'antisémitisme est-il constitutif du djihad ?

En effet, cet antisémitisme latent n'est pas spécifique aux jeunes Beurs de banlieue. Il suffit de regarder le public de Soral ou Dieudonné. Sans référentiel musulman, ils distillent un antisémitisme qui a un impact sur une jeunesse qui se sent marginalisée, quelles que soient ses références religieuses. On fait de l'islam une ligne de clivage en France, sans voir tout ce qui se partage de part et d’autre, et tout ce qui est transversal dans ces formes de violence et dans cet antisémitisme, qui n'est pas spécifique aux jeunes musulmans. Il suffit de lire les commentaires des lecteurs dans les sites web des journaux et des blogs pour s'en rendre compte…

Chérif Kouachi avait tenté de faire évader l'artificier des attentats de 1995. Existe-t-il un continuum djihadiste depuis les années 1990 ?

Oui, je ne crois pas à ces histoires de djihadistes de première, de deuxième ou de troisième génération. On invente une nouvelle génération dès qu'on ne comprend pas ce qui se passe. Il existe donc une continuité, dans la permanence de personnages comme Beghal ou dans la transmission, qui se fait notamment en prison. C'est comme dans le milieu des gangsters, il y a des figures mythiques, une transmission, une mythologisation des anciens, renforcée par le rôle pédagogique de la prison.

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Cette continuité ne signifie pas qu'il n'y ait pas d'évolution. Je pense que cette évolution se situe moins sur le nombre de convertis qui, selon moi, est une constante que l’on perçoit seulement aujourd’hui – le groupe Beghal comportait déjà environ un tiers de convertis –, mais plutôt sur l'importance croissante prise par les femmes. Par conséquent, le djihad se fait désormais de plus en plus souvent en famille, entre frères, ou avec femmes et enfants, que ce soit en France ou au départ vers la Syrie…

Comment et pourquoi cette idéologie meurtrière séduit-elle de petits Parisiens ?

Ma thèse est que la raison principale de cette radicalisation est le croisement entre un référentiel musulman d’une part et d’autre part une culture de la violence, du ressentiment, de la fascination nihiliste pour un héroïsme malsain, négatif et suicidaire, celui des jeunes tueurs de Columbine qui massacrent les gens de leur école et se mettent en scène dans des vidéos en ligne avant de passer à l’action et de mourir, car la mort est toujours la fin de l’histoire (ce qui fut aussi le cas de la bande à Baader).

Le « djihad mondialisé » est pratiquement la seule idéologie globale disponible sur le marché aujourd'hui, comme la révolution était l'idéologie standard des jeunes en rupture dans les années 1970. En mettant l'accent principalement sur les éventuelles sources coraniques de la violence – un Coran que ces jeunes occidentalisés connaissent souvent d'autant plus mal qu'ils ne parlent pas ou pas bien l'arabe –, on ignore simplement la profonde continuité du terrorisme islamique avec cette culture jeune de la violence et du fantasme de toute-puissance, celle de l’effet Columbine aux États-Unis, celle qui explique le succès de films comme Scarface dans les banlieues, sans parler des jeux vidéo ou de Tueurs nés.

Ce que je vais dire est à prendre avec des pincettes, mais je trouve l'exemple de Marseille intéressant. Marseille n'a jamais été partie prenante des radicalisations politiques. Dans les années 1970, la Gauche prolétarienne puis Action directe n'ont pas été représentées à Marseille. Et aujourd'hui, le radicalisme islamiste n'existe guère non plus. Alors que ces organisations de gauche radicale des années 1970 ou 1980 ont été, comme l'islamisme radical aujourd'hui, surreprésentées à Grenoble, Lyon, Lille ou Paris. Mon hypothèse est que Marseille et sa culture de violence locale et de banditisme offre des débouchés à cette culture de la violence, qui n'a alors pas besoin d'en passer par la radicalisation politique. Les jeunes gangsters de Marseille sont dans la même mise en scène de la violence spectaculaire, dans cette culture du surhomme, mais ne s'arrogent pas le droit de vie et de mort sur n'importe qui.

Mais quand on interroge les mères des gangsters ou les mères des djihadistes, on voit qu'elles sont toutes atterrées par la radicalisation religieuse ou délinquante de leurs enfants, qui ont quelque chose en commun (et d’ailleurs beaucoup de djihadistes sont d’anciens loubards). Elles ne comprennent pas pourquoi, quand elles disent à leurs fils qu'ils vont mourir, cela ne les arrête pas. Mais ces jeunes sont fascinés par la toute-puissance et le culte du surhomme. Ils savent qu'ils vont crever, mais s'en foutent. On est dans la même problématique que Mesrine, même si celui-ci n'était pas un tueur de masse. Et on est passé de la culture du révolver à la culture de la kalachnikov, qui fait plus de dégâts.

Pourquoi ces attentats ont-ils lieu aujourd'hui ?

Il me semble que le phénomène est plus sociologique, structurel, que géostratégique. On aurait pu penser que les tueurs de Charlie Hebdo et de la supérette cacher se réclameraient de l’État islamique, mais ils se réclament d'Al-Qaïda au Yémen, parce que c’est là qu’ils sont allés, parce que c’est leur histoire personnelle. Et leurs complices sont leurs copains, pas des militants qui les rejoindraient par conviction. Ce qui compte pour eux, c'est davantage leur itinéraire personnel que la géopolitique contemporaine.

Chérif Kouachi semble être passé par des groupes religieux fondamentalistes. Cela fragilise-t-il la distinction entre l'islam salafiste, qui peut être quiétiste, et l'islam radical porté vers le djihad ?

Beaucoup des jeunes djihadistes sont passés par des groupes fondamentalistes, tablighis ou surtout salafistes. Mais je crois qu'il faut plutôt comprendre cela comme une trajectoire de jeunes qui se cherchent, qui tâtent de la délinquance, du tabligh, du salafisme, pour enfin trouver leur « voie »…

Dans un vrai groupe tablighi ou salafiste, vous avez une discipline à laquelle ils ont souvent du mal à se plier, avec des levers à 5 heures du matin, de la prédication religieuse, le règlement interne du groupe. Les jeunes djihadistes font souvent des passages par des groupes fondamentalistes, mais n'y restent, la plupart du temps, pas longtemps. S'ils restent dans le groupe, ils vieillissent et se calment. On n'a quasiment pas d'exemples de personnes qui passent dix ans dans un groupe salafiste avant de passer au djihad.

De même, beaucoup de jeunes qui rejoignent un camp d'entraînement en reviennent vite parce qu'ils ne supportent pas la discipline. Il est clair que les frères Kouachi ont bénéficié d'un entraînement militaire, mais je ne suis pas sûr qu'ils aient fait partie d'une unité armée structurée. La manière dont ils ont pris la fuite et le fait qu'ils abandonnent une pièce d'identité, comme une forme de lapsus freudien, de volonté de signer leur acte personnellement, ressemblent plus aux gestes d'individus radicalisés en vadrouille qu’à celui de militants professionnels et aguerris.

Vous avez récemment écrit que cet acte terroriste transforme un débat intellectuel en question quasi existentielle : s’interroger sur le lien entre islam et violence conduit à s’interroger sur la place des musulmans en France. De quelle manière ?

Aujourd'hui, même des intellectuels antiracistes se demandent : est-ce qu'il n'y a pas quelque chose dans l'islam qui mène à ce genre de massacres ? Jusqu'ici, cette interrogation était réservée à certains pôles idéologiques : les populistes anti-immigration, la droite identitaire anti-islam et même une frange de la laïcité militante. Maintenant, cette idée est devenue un cliché et ce genre de parole s'est libéré, notamment depuis le débat sur l'identité nationale lancé par Sarkozy. C'est devenu le nouveau politiquement correct, même si des journaux comme Causeur continuent d'affirmer qu'ils brisent les tabous et le politiquement correct en posant ce type de questions.

Or, tout ce discours essentialiste n'est fondé sur aucune réalité sociologique, mais valorise une lecture théologique qui n’est que l’addition de quelques clichés sur la nature de l’islam (« en islam il n’y a pas de séparation entre religion et politique ») empruntés justement soit aux fondamentalistes eux-mêmes, soit à un orientalisme désuet. On ne s’intéresse pas à l’islam réel, c’est-à-dire à la religiosité et à la pratique concrète des croyants, dans leur diversité.

Et puis comme d’habitude on mélange constamment « ethnicité » et « religion », tout en étant incapable de définir correctement l’un ou l’autre. La confusion est bien illustrée par le débat sur les « statistiques ethniques ». Au lieu qu’il s’agisse d’un débat disons « scientifique » (ce qu’il est quand même pour de vrais démographes), il est devenu idéologique et normatif. Entre ceux qui accusent les « progressistes » de refuser de voir les faits (par exemple la surreprésentation des jeunes d’origine musulmane dans les prisons), et ces mêmes progressistes qui mettent en garde contre la stigmatisation des populations d’origine immigrée, on a du mal à poser les « vraies » questions : qu’est-ce qui relève du « pur » religieux, du culturel, du social, et, le grand impensé du débat, du politique, ce même politique que nos hommes politiques dissimulent derrière la rhétorique et la fameuse « communication » qui fonctionne à plein dans la gestion du deuil des morts de Charlie Hebdo.

La France est bien plus mixte et bien moins communautarisée qu’on ne le dit. Quand le géographe Christophe Guilluy oppose les banlieues proches, peuplées de jeunes musulmans (les musulmans sont toujours jeunes, et réciproquement), et les « périphéries » pavillonnaires peuplées de petits Blancs, il oublie que ces dernières comptent nombre de familles d’origine musulmane qui ont joué l’ascension sociale et se retrouvent dans le ghetto de la zone pavillonnaire.

Cette cécité vient aussi du fait qu'on refuse de voir la présence des classes moyennes musulmanes dans notre société, en partie parce qu'elles ne veulent pas être vues. Mais la montée de ces classes moyennes est flagrante. On n'a pas besoin de statistiques ethniques pour prendre un annuaire et voir le nombre de médecins avec un nom arabe dans une ville moyenne, consulter la liste des professeurs d'un collège de province ou le nom des conseillers financiers d'une agence bancaire de la banlieue ouest parisienne.

Ces gens-là ne veulent pas être communautarisés et ne veulent pas parler au nom d’une communauté. Pourtant, on ne cesse de les renvoyer aux quartiers difficiles. Dans une ville comme Dreux, que je connais bien, les maires, de droite ou de gauche, ont longtemps systématiquement mis le conseiller municipal d'origine arabe adjoint aux sports ou aux quartiers (cela a changé) !

La machine à communautariser vient de la manière dont la République réduit ces classes moyennes musulmanes à des rôles de « grand frère », tout en maintenant à bout de bras des institutions soi-disant représentatives de l'islam de France, qui viennent de l'étranger et ne représentent pas cette classe moyenne intégrée et en ascension.

On va pêcher ici et là des « imams modérés » pour détourner les jeunes du djihad, lesquels imams parlent à peine le français, comme Hassen Chalghoumi, l'imam de Drancy. Alors que les jeunes djihadistes radicalisés qui parlent, eux, un meilleur français, sont peu susceptibles de suivre ce genre de sermons. On ignore aussi les « vrais » modérés qui vivent tranquillement sans chercher le micro inquisiteur qu’on tend à longueur de pseudo-reportages dans les banlieues.

Mais il n'existe pas de travail sérieux, ni politique, ni journalistique, ni sociologique sur les classes moyennes musulmanes. Les seuls représentants de ces classes moyennes qu'on aperçoit sont des femmes politiques, comme Vallaud-Belkacem, Bougrab ou Dati, dont on ne cesse de souligner qu'il s'agirait d'exceptions, parce que femmes.

Pourquoi écrivez-vous qu'il n'existe pas de « communauté musulmane » en France ?

C'est un fait. Il n'existe pas de communauté religieuse fondée sur l'islam, ni au niveau institutionnel, ni au niveau des écoles, ni en ce qui concerne les associations, et c'est plutôt une bonne nouvelle. Pourtant le gouvernement et les médias n'ont que ce mot à la bouche, tout en voulant lutter contre le communautarisme.

Or, si 30 % des enfants juifs seraient scolarisés dans des écoles confessionnelles (selonL’Arche n° 555, mai 2004), le chiffre concernant les musulmans ne doit pas dépasser les 0,1 % vu qu’il n’existe pas plus de 10 écoles confessionnelles musulmanes en France, les parents préférant d’ailleurs envoyer leurs enfants dans les écoles catholiques.

Il n'y a pas, chez l'immense majorité des musulmans, de désir de communautarisation, et si le ramadan est le rite le plus respecté c’est parce qu’il remplit aussi une fonction conviviale dans des espaces en crise de convivialité ; dire que le ramadan est une pratique communautaire, c’est comme si on disait que Noël pour les chrétiens ou les festnoz pour les Bretons sont du communautarisme (il y en a qui le disent).

On ne sait même plus faire la fête, comme aurait dit Charlie

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T
Elle n'existe pas comme expression politique mais elle a une culture commune empreinte de religiosité.
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