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L'ENNUI

Arezki Metref
Arezki Metref

Par Arezki Metref
arezkimetref@free.
fr

Il faut avoir connu le décor pour saisir vraiment ce que veut dire l’ennui. Là aussi, je dois m’abandonner à croire à une conspiration du hasard.
Le décor, donc. Les rues accablées d’un soleil fétide de la ville d’El-Harrach. Nous sommes au mois de juillet 1967, la Guerre des 6 Jours a été perdue par l’égypte depuis moins d’un mois, et c’est comme un sirocco déportant le sable rouge de la défaite dans le moindre interstice des choses, et la moindre pulsation. Pour châtier l’ennemi, le gouvernement a décidé le boycott des films américains et occidentaux. Dans les cinoches d’El-Harrach, il n’y a que des films hindous, égyptiens et soviétiques. C’est alternatif, c’est bien. Overdose !
Donc, l’ennui !
La canicule tasse le contour des objets, les vidant de leur matérialité. On ne perçoit que des formes brouillées et inconsistantes. C’était censé être les vacances. Ah oui ? Holidays ? Un long tunnel de jours équarris sous des soleils obliques, une lumière à arracher la rétine – réminiscence horrifique de l’incision au rasoir de l’œil dans Le Chien andalous de Luis Bunuel avec la complicité de Dali –, et ce sacré lambeau d’El Moudjahid plaqué contre le mur par un vent archiviste. Chaque fois que je pense à cet ennui qui habita l’adolescence dans l’Algérie de Boumediène, je revois le vent soufflant du Sud et cette page de journal punaisée par une force éolienne.
Donc, l’ennui !
Comment le combattre, le descendre, l’annihiler, le pousser à rendre gorge ?
Faut pas essayer une guerre des 6 jours contre lui… Le 7e est fatal ! Reste la lecture. Mais quoi ? Relire les antiques reliques du Vieux où, à l’hémistiche des alexandrins, se niche une sorte de terre promise qui dégage une vapeur soporifique ? Farfouiller dans les «hendécasyllabes de Dante et les hexamètres de Virgile» ?
Donc, l’ennui !
Peut-être est-ce le énième commandement, nulle part écrit et partout introuvable, qui guida mes pas vers cette librairie sur la place d’El-Harrach, près de la poste, à la recherche de quelque livre susceptible de chasser l’ennui comme les effluves de citronnelle chassent les moustiques prospérant dans les marigots de l’oued.
Donc, l’ennui !
Et cette fois-ci ce n’était plus cette chose dématérialisée qui avait le pouvoir de te soustraire au monde et de te le rendre pénible et fade. C’était L’Ennui de Moravia.
J’ai sauté sur le livre avec l’espoir d’y trouver un remède contre ce mal dont on ne connaît ni la symptomatologie ni la thérapie. Je me suis assis sur un banc du square Altairac face au collège Laverdet – temps béni, en dépit de tout, où on pouvait encore s’asseoir sur un banc, un livre à la main, sans passer pour un extraterrestre.
Le décor, encore ! Ce banc vert à la peinture légèrement écaillée, le soleil qui t’enserre les cervicales dans un étau de feu, des vapeurs de lave volcanique flottant au-dessus de la margelle de tes yeux, et ce livre – L’Ennui de Moravia – qui s’avère, à la lecture, ni le remède ni le mal, mais qui produit le trouble effet d’épaissir l’ennui et de lui donner une adresse.
Pas besoin de chercher ailleurs. L’ennui n’est ni dans le soleil qui ruisselle comme une coulée de guimauve, ni dans ces rues qui dessinent la topographie coincée du cul-de-sac, ni dans ce sirocco transportant les métaphores qui rendent le monde supportable. L’ennui est partout et tu ne peux lui échapper, parce qu’il est en toi. Il est toi.
Et voilà comment un jeune lycéen à peine lettré, misérablement outillé pour déchiffrer en l’œuvre littéraire l’embellissement du néant et de l’évanescence, en vint à faire d’un livre profondément fastidieux une source de paradoxale jubilation.
Donc, l’ennui !
Et cette fois-ci devenu une métaphysique. Eh oui, une métaphysique ! Rigole pas ! A cette époque, ça paraissait barbant. Davantage de goût pour San Antonio et les péplums. Je préférais Daracing, ce Roméo hindou bâti comme Héraclès, qui chantait comme Joselito, à Dino, le peintre raté de 35 ans, riche bourgeois romain, fâché avec la réalité, tel que le décrit Moravia. Pourtant, anesthésié déjà par l’ennui indéfinissable qui servait de placenta à notre quotidien, j’affrontais avec vaillance les pentes vertigineuses de l’ennui, état cérébral que Moravia se délecte à distiller. Dieu, que cette lecture était monotone et en même temps hypnotique.
Donc, l’ennui !
Les mots, les images se mirent à résonner, extrayant du sens d’un vieux silence engourdi qui désynchronisait le réel. Cette distorsion entre le regard et la mire, c’est ce que Moravia appelle l’ennui. Ce n’est pas le contraire du divertissement ou de l’occupation. C’est plutôt cette forme molle d’incommunicabilité qu’est l’absence de rapport d’un être humain avec les choses. C’est l’ennui tel que vu par Moravia qui pressa la gâchette de l’arme de Meursault dans L’Etranger de Camus.
L’ennui, c’est une autre façon de raconter l’histoire du temps, et même celle de la montre. Qui mieux que Dali, habillant d’extravagance l’ennui de sa vie, a illustré cette anomalie par ces images ? Ce n’est pas le temps, notion immatérielle, qui coule mais la matière dont est faite la montre, objet parfaitement palpable.
Je ne sais pas si je peux pousser la réflexion jusqu’à appliquer cette observation de Moravia à l’époque Boumediène : «L’ennui érige en système l’incommunicabilité non seulement entre le dictateur et les masses, mais entre les citoyens eux-mêmes, comme entre eux et le dictateur.»
Boumediène était-il un dictateur ? Je ne m’aventurerai pas à l’affirmer, mais en revanche, ce que je peux dire avec certitude, c’est que le projet national qu’il exaltait tournait comme une toupie sur une terre tapissée d’ennui.
A. M.

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