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Multinationales contre Etats: le mécanisme passé au crible

Multinationales contre Etats: le mécanisme passé au crible

04 DÉCEMBRE 2014 | PAR LUDOVIC LAMANT

Une étude réalisée par les Amis de la Terre-Europe dresse pour la première fois le bilan d'un mécanisme, intégré à des centaines d'accords commerciaux, qui autorise des entreprises à attaquer en justice des États. Cette clause explosive qui figure au menu de l'accord de libre-échange avec les États-Unis... Décryptage.

De notre envoyé spécial à Bruxelles. Y sera, y sera pas ? Et sous quelles formes ? Le mécanisme d'arbitrage qui autorise des multinationales à attaquer des États en justice (connu sous le nom de code ISDS) cristallise depuis des mois les inquiétudes autour des projets d'accord de libre-échange que Bruxelles espère finaliser, dans les mois à venir, d'abord avec le Canada (CETA) et ensuite, et surtout, avec les États-Unis (TTIP).

Les opposants à l'ISDS mettent en garde contre ce qu'ils considèrent être une grave remise en cause de la capacité des États à réguler. À l'inverse, les avocats de ce mécanisme peu connu du grand public plaident pour renforcer la sécurité juridique des entreprises étrangères, afin de les inciter à davantage investir en Europe. A fortiori dans un contexte de déprime économique sur le continent.

Le bras de fer sur l'ISDS est devenu le symbole de la bataille pour ou contre l'accord de libre-échange avec les États-Unis. Selon ce mécanisme, une entreprise étrangère peut poursuivre en justice un État, devant un tribunal ad hoc, si cet État a adopté une régulation qui, pour le dire vite, menace sa rentabilité. À condition que l'État dont est originaire l'entreprise, et celui qui a modifié ses lois, aient conclu un accord ISDS de protection des investissements étrangers.

© Les chefs des négociations: Daniel Mullaney pour les E-U, et Ignacio Garcia Bercero (à droite) pour l'UE. ©Reuters

Jean-Claude Juncker temporise depuis son arrivée à la tête de la commission, soufflant le chaud et le froid sur ce dossier très cher à son prédécesseur, José Manuel Barroso. Au parlement européen, une majorité d'élus, en cette fin 2014, semble favorable au retrait de l'ISDS des deux textes. Mais certains sont aussi convaincus qu'une telle décision braquerait les Américains, qui font de l'ISDS un sujet de premier plan pour les intérêts de leurs entreprises. Privé de ce « règlement des différends entre investisseurs et État », c'est l'avenir du TTIP tout entier qui serait menacé…

La commission avait lancé une consultation publique à l'été. Les quelque 150 000 réponses, émanant d'ONG, d'entreprises, ou de simples citoyens, ont été dépouillées. A priori, une nette majorité des participants a exprimé son opposition au mécanisme. Mais l'analyse politique ne sera finalement communiquée qu'au printemps 2015.

En attendant, l'ONG Les Amis de la Terre - Europe a eu la bonne idée de plancher sur les mécanismes « ISDS » déjà en vigueur dans d'autres accords commerciaux. Car ce type d'instruments, s'il n'a pour l'instant jamais été intégré à un traité négocié par l'UE, existe depuis longtemps. En tout, plus de 3 000 accords commerciaux incluent ce type de clauses.

À elle seule, la France a déjà signé 107 accords bilatéraux qui contiennent l'ISDS (dont 95 sont aujourd'hui en vigueur). Partout dans le monde, des procédures sont en cours, devant des tribunaux ad hoc. Ici un groupe énergétique suédois, qui exige des compensations à Berlin après la décision de l'Allemagne de fermer ses centrales nucléaires. Là, un assureur néerlandais qui s'estime lésé dans le processus de privatisation d'un ancien groupe financier public en Pologne… À chaque fois, les compensations réclamées se chiffrent en millions d'euros.

D'où l'intérêt de cette étude – à charge – qui, pour la première fois, tente un inventaire, et cherche à savoir, selon l'expression de l'ONG, « combien a coûté ce mécanisme aux contribuables ». Ce rapport que Mediapart s'est procuré en exclusivité (à lire ci-dessous) se limite aux actions en justice menées par des groupes privés à l'encontre des 28 États européens, depuis 1994. En tout, 127 procédures – terminées ou toujours en cours – ont été identifiées, qui concernent 20 États membres, dont la France. La tendance est en progression : le nombre de procédures enclenchées, quasiment négligeable dans les années 1990, grimpe à partir de 2011, avec un pic à 25 en 2013.

À la lecture de ce travail de fourmi, réalisé à partir de bases de données fragiles (voir la liste des sources dans la "boîte noire" de l'article), c'est un pan entier d'une justice privée totalement inconnue du grand public, qui se trouve ici dévoilé. Les généralisations sont difficiles, en particulier parce que les montants des compensations, ou des accords à l'amiable, sont la plupart du temps secrets. Mais les quelques chiffres rendus publics sont impressionnants.

Vivendi, EDF ou Servier ont déjà utilisé cette clause

Dans les 14 cas où le résultat de la procédure est public (sur 127 procédures), les investisseurs privés à l'origine des plaintes ont obtenu un total de 3,5 milliards d'euros. Dans une seule affaire, qui remonte à 1997, la Slovaquie a dû faire un chèque de 553 millions d'euros, un record européen en la matière. Et dans 44 % des cas classés où le verdict est connu (28 sur 63), les investisseurs ont obtenu gain de cause sur tout ou partie de leurs réclamations.

« À cause du manque de transparence autour de ce mécanisme, les chiffres de notre étude ne correspondent peut-être qu'à la partie émergée de l'iceberg. Il est actuellement impossible de savoir exactement combien de cas ont été initiés », prévient Natacha Cingotti, chargée de campagne sur l'accord UE-États-Unis au sein des Amis de la Terre-Europe. « Et même lorsque l'on identifie un cas précis, les termes exacts de la résolution sont très difficiles à obtenir. Cette situation est particulièrement inacceptable, alors que les gouvernements se trouvent obligés de payer les compensations avec l'argent des contribuables. »

Sans surprise, une majorité des procédures (60 %) porte sur des secteurs très sensibles – environnement et énergie. Autre enseignement : les États d'Europe « occidentale » passent entre les gouttes, quand les nouveaux entrants, d'Europe centrale et orientale, font l'objet du gros (76 %) des procédures. « Des pays comme la République tchèque, la Pologne ou la Hongrie, sont les États les plus souvent visés, en Europe. C'est logique : ce sont aussi ceux qui ont dû adapter le plus leur législation, et récupérer l'acquis communautaire », commente Natacha Cingotti.

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Et la France ? Il n'existe, dans l'enquête, qu'un seul cas recensé à l'encontre de Paris. Il a été initié par une entreprise turque en 2013, dans le secteur naval, sur la base de l'accord bilatéral France-Turquie conclu en 2006. La procédure est en cours. Mais une petite dizaine d'entreprises hexagonales, dont des mastodontes comme EDF et Vivendi, sont, elles, passées à l'offensive (respectivement contre la Roumanie et la Pologne), et espèrent sans doute tirer de généreuses compensations du mécanisme.

Les laboratoires Servier ont ainsi réussi à décrocher en 2010 plusieurs millions d'euros, versés par la Pologne. Ils ont fait valoir un vieil accord de protection des investissements entre la Pologne et la France. À l'origine de l'affaire, Varsovie avait refusé des autorisations de mise sur le marché concernant deux médicaments commercialisés par Servier. Dans la foulée, le pays avait donné le feu vert à la vente de leurs équivalents en génériques.

S'estimant lésés, les laboratoires Servier ont exigé 300 millions d'euros de compensations. Ils se sont fait entendre sur l'un des médicaments, pas sur l'autre. « Cette opération est soumise aux règles de confidentialité, donc nous ne pouvons vous communiquer aucun chiffre. Mais je peux vous dire que nous avons obtenu nettement moins que ce que nous avions demandé », précise un porte-parole joint par Mediapart.

Les pays d'Europe de l'Est sont les plus touchés par le mécanisme. Source: Friends of the Earth/2014.

Dans un entretien à Mediapart en octobre, Matthias Fekl, le secrétaire français au commerce extérieur, avait expliqué qu'à ses yeux, le projet d'accord finalisé avec le Canada était « plutôt un bon accord », mais que « la question de l'ISDS est clairement sur la table ». Les Français n'ont jamais pris position haut et fort, pour exclure le mécanisme des négociations, même s'ils ont déjà exprimé des réserves sur certains points de cette clause.

De l'autre côté du Rhin, les sociaux-démocrates (minoritaires dans la coalition dirigée par Angela Merkel) se sont montrés plus directs, affirmant pendant des mois qu'ils bloqueraient l'accord avec le Canada tant que le mécanisme d'arbitrage y serait inclus. Mais Sigmar Gabriel, le ministre de l'économie allemand (SPD), semble être revenu sur ses propos fin novembre, assurant cette fois qu'il n'était pas question que Berlin bloque, seul, l'accord avec Ottawa, si les 27 autres sont d'accord. Le bras de fer sur l'ISDS est encore loin d'être remporté, d'un côté comme de l'autre.

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