2 Juin 2014
La longue chaine des Clairchantants
Le don d'asefrou
Par Abdelmadjid Kaouah
"Ici
en Algérie
Parce que nous écrivons pour un peuple
de douze millions d'habitants,
ici,
nous allons rompre avec le vieux monde égoïste,
secouer nos semelles
tremper nos cœurs à la fontaine
et chanter.
Pour tout un peuple
qui va nous reconnaître
sur les stades,
à l'usine,
dans les cinémas,
dans les douars"
Jean Sénac
La poésie algérienne a été longtemps une parole de l'opprimé.
Si elle a du à un moment historique emprunter sa langue au colonisateur, elle s'est manifestée avant tout comme le ferment d'une identité On peut dire, sans se tromper qu’aussi loin remonte la mémoire, le Verbe a rythmé avec constance les drames et les allégresses de l’Algérie. Dans sa dimension orale, sa posture savante, tant dans les campagnes que dans les cités, la Parole poétique ne s’est point dérobée aux rendez-vous de l’histoire. Et même quand elle fut contrainte à user, ruser, se saisir et prendre possession d’un vocabulaire étranger, elle a entretenu les braises, avivé l’espoir, et récuser narguer l’oppression. Ténue, délicate ou virulente et éclatée, multiple, cette Parole est à l’image de nos tapisseries. Aux heures de l’extrême péril, il y a toujours un Meddah ou un Guwal pour prendre la parole. Depuis les temps reculés dans le Maghreb, la poésie a occupé une place centrale dans la société. Que ce soit en pays berbérophone ou dans les régions où prédomine la langue arabe les conteurs "Guwwalin" (diseurs) et les meddahs (aèdes) ont perpétué les antiques traditions et les hauts faits des tribus. Leurs œuvres allient la louange et la satire. A ce propos, Jean Amrouche indique que "le poète est celui qui a le don d'asefrou, c'est à dire de rendre clair, intelligible ce qui ne l'est pas… Ces clairvoyants et ces clairchantants ne sont ni des mages ni des prophètes. Ils vont aux champs comme les autres ou vendent leur pacotille dans les villes. Ils ne font pas métier de chanter. Ils restent dans le corps du peuple pourtant ils plongent dans son âme. De là une autre mérite : les œuvres, achevées comme des pierres taillées, restent prises dans la vie la plus quotidienne. On peut dire qu'elles ne font rien d'autre que l'exprimer, la commenter, la rendre claire" Les thèmes de cette poésie populaire sont extrêmement variés, chants de guerre, religieux, satiriques, poèmes d'amour... Les faits divers, la vie de tous les jours inspirent cette poésie. Le musicologue El- Boudali Safir distingue plusieurs musiques qui accompagnent généralement cette poésie : la musique de montagnards volontiers âpre, rocailleuse, quand elle dévale les hauteurs abruptes de l'Aurès, beaucoup plus tendre, plus humaine lorsqu'elle coule des flancs herbeux de Djurdjura...La musique bédouine qui n'est qu'une simple et monotone psalmodie des vers, mais propre surtout aux récits héroïques...La musique arabe, dite classique ou andalouse, chère aux citadins raffinés des grandes villes"
Ces œuvres poétiques s'insèrent dans un panorama riche en traditions orales, en contes et légendes, en dictons et proverbes qui concentraient l'âme d'un peuple confronté à une succession historique d'invasions et de conquêtes et qui développèrent en lui, selon Jacques Berque "la faculté de quant à soi" qui se traduit par l'intériorité. La confrontation avec l'Autre, au travers des heurts de l'histoire laisseront non seulement "des reliefs archéologiques et sociaux mais une trace mentale indélébile" (Berque). Dans ces conditions, le poète ne pourra pas se départir d'un rôle social et civique. Il est conduit à assumer le rôle de héraut de la résistance. La conquête française de 1830 qui a ébranlé la société algérienne polarisera l'inspiration poétique. Dans un premier temps, il s'agira d'élégies nostalgiques sur le paradis perdu, pour ensuite tendre vers le relèvement moral. Elle fut essentiellement le fait des poètes populaires. Jean Déjeux dans son essai sur La poésie algérienne de 1830 à nos jours écrit : "Les lettrés et les notables gardèrent le silence ». D'aucuns avancent qu'ils ne voulaient pas faire enregistrer par la langue classique les affronts subis et les humiliations.
Mais l'auraient-ils voulu qu'en réalité le petit peuple de la rue et des campagnes aurait été incapables de comprendre cette langue arabe, dans la très grande majorité des cas. "La parade est donc venue des poètes populaires dans les dialectes arabes et berbères qui se firent les porte-paroles du petit peuple. Leurs sources d'inspiration proviennent du fonds ancestral arabo-musulman. Le but est de raviver la fierté et honneur gravement atteints après la conquête.
Aux soirées et aux fêtes familiales, durant le Ramadhan, les poètes récitent des pièces épiques, les ghazawat, gloire de la geste arabo-musulmane. Dans les pièces, la civilisation occidentale était personnifiée par le ghoul, l'ogre. Dans les poésies élégiaques le poète exhale l'humiliation de la prise d'Alger, comme dans L'entrée des Français à Alger par le Cheikh Abdelkader.
"Repentez-vous, demandez pardon au Maître,
Voici la fin des temps, elle nous atteint
Elle apporte les épreuves et tous les malheurs ;
Dorénavant plus de tranquillité"
En fait, ces poésies constituent un long chapelet de lamentations et d'exhortations au fur et à mesure de la progression de la colonisation à l'intérieur du pays et participent à susciter les foyers de rébellion et de sédition sporadiques durant tout le XIX° siècle et le début du XX°. Nostalgie de l'ancien ordre, lamentation sur les gloires passées, sur la liberté perdue face à l'intrusion par la violence d'un nouvel ordre qui impose ses innovations "impies". Les larmes du poète se voudront une forme de résistance. En Kabylie Si Mohand ou Mohand voudrait avoir "des larmes de granit à cause de ce siècle sans pudeur".
Au début du XX° siècle, la première guerre mondiale qui voit la mobilisation des autochtones, suscite des poèmes satiriques ou des chansons au sens ambigu où l'Europe est narguée et où s'étale la misère subie. On entend à cette époque une pièce foncièrement politique contre la guerre :
"Mon seigneur Dieu
Qu'avons-nous fait
Mon fils et moi
Je l'ai élevé moi-même
Un Etat roumi me l'a pris"
Cette poésie populaire, en cohérence avec son époque, miroir des déchirements d'une société aux prises avec un processus de "dépossession" constitue un réservoir de "valeurs-refuges" et entretient un esprit de résistance, de répression en défaite, qui s'exprime dans un langage compris par la grande masse. A partir des années vingt, cette résistance portée par les cultures populaires connaît une transformation plus achevée avec l'apparition du nationalisme moderne. Une nouvelle génération formée à l'école française s'étant frottée aux valeurs de la Révolution française fait entendre sa voix. Ce que l'on appellera "les jeunes Algériens", une élite formée de médecins, d'avocats et d'instituteurs de culture française fait siennes les revendications nationales de l'Emir Khaled, petit-fils de l'Emir Abdelkader favorisées par les idées wilsoniennes sur le droit des peuples à disposer d'eux-mêmes qui font leur chemin au lendemain de la première guerre mondiale.
Dès lors tout en "s'opposant à toute assimilation mécanique" (Mohamed Harbi) et après un long moment d'hésitation, de larges couches de la population ont saisi l'intérêt à se rapprocher d'une culture étrangère. "Notre peuple, écrit Bachir Hadj Ali, adopta par rapport à la langue française une attitude lucide, révolutionnaire et à la longue rentable" en l'utilisant comme "moyen d'investigation du passé, de conquête du savoir et de libération".
Dans le domaine poétique, le premier texte du à un autochtone, Abdelkader Hadj Hamou, apparaît en 1925 dans Notre Afrique : anthologie des auteurs algériens. Mais il faudra attendre 1934 pour voir la parution du premier recueil relevant d'une véritable poésie algérienne : Etoile secrète de Jean Amrouche, que l'on peut considérer comme le précurseur de la poésie algérienne de langue française. Jean El Mouhouv Amrouche occupe une place singulière dans la poésie algérienne d'expression française. Premier poète en langue française qu'ai connu l'Algérie, son œuvre contenue dans deux recueils : Cendres (1934) et Etoile secrète (1937) s'est développée avant la génération de 1945. Sa double filiation culturelle a été à la fois une source d'inspiration et de déchirement qui l'apparente partiellement à Albert Camus. En faisant revivre l'épopée d'un résistant à la domination romaine, il s'emploie à déchiffrer le message de l'Eternel Jugurtha dont l'un des traits de caractère est la "passion pour l'indépendance qui s'allie à un très vif sentiment de la dignité personnelle".
"A l'homme le plus pauvre
à celui qui va demi-nu sous le soleil dans le vent la pluie ou la neige
à celui qui depuis sa naissance n'a jamais eu le ventre plein
On ne peut cependant ôter ni son nom
ni la chanson de sa langue natale.
Aux Algériens on a tout pris
la patrie avec le nom
le langage avec les divines sentences
de sagesse qui règlent la marche de l'homme"
Pour Jean Amrouche, Il s'agit désormais d' "habiter" un "nom" pour "ne plus errer en exil / dans le présent sans mémoire et sans avenir". De la méditation individuelle il s'élève vers une parole commune en prise sur un drame immédiat sans pour autant renoncer à sa quête de l'universel. Aimé Césaire dira à son propos que sa grandeur pathétique avait été de "n'avoir sacrifié ni l'amont, ni l'aval, ni son pays, ni l'homme universel, ni les mânes, ni Prométhée...".
Parmi les "pionniers" de la poésie algérienne de langue française il faut citer Ismaël Aït-Djafer, l'auteur de La Complainte des mendiants arabes de la Casbah et de la petite Yasmina tuée par son père. C'est un long poème écrit en octobre 1951, inspiré par un fait-divers. Un mendiant, en 1949 à Alger, a précipité sa fille sous les roues d'un camion. Aït-Djafer a couvert son procès pour comprendre les motivations de son acte. Misérable malade, il dit avoir voulu "mettre un terme à leur misère". Dans son poème, Aït-Djafer incorpore le compte-rendu de presse qu'il commente férocement. La complainte… est un réquisitoire contre la misère et l'indifférence de la société coloniale et bien-pensante. Yasmina symbolise la condition inhumaine de tous les petits mendiants qui tapissent les rues d'Alger sous la colonisation. L'acte de naissance le plus probant de cette littérature de combat est signé par le roman visionnaire de Mohamed Dib, L’incendie, un an avant l'embrasement du 1er- novembre, à propos duquel Jean Sénac a déclaré, en reprenant les paroles d'Henri Miller : "C'est la sorte de livre qui précède les révolutions, engendre les révolutions, si toutefois la parole possède quelque pouvoir".
"Nous les ancêtres, nous vivons au passé
Nous la plus forte des multitudes
Notre nombre s'accroît sans cesse
Et nous attendons du renfort
Pour peser d'un poids subtil sur la planète
Et lui dicter nos lois", écrit Kateb Yacine dans Le cadavre encerclé.
Dans cette prise de parole au nom de "l'état-major des analphabètes" (Jean Sénac), se côtoient des sensibilités et des écritures contrastées parmi lesquelles s'imposent quelques noms qui construiront une véritable œuvre tandis que nombre d'autres en resteront à un écrit de circonstances. Dans son ensemble la littérature maghrébine d'expression française se présente, selon Abdellatif Lâabi, poète marocain, comme "une espèce d'immense lettre ouverte à l'Occident, les cahiers maghrébins de doléances en quelque sorte». Une littérature écrite dans une langue étrangère peut-elle vraiment être nationale ? La langue française peut-elle exprimer des réalités algériennes ? Ces questions ont été longtemps au centre des débats autour des langues et de l’identité. La génération des années cinquante a fréquenté l'école française où elle s'est nourrie des valeurs de la Révolution française qu'elle a retournées dans sa revendication nationale face au colonisateur. Yacine a lancé la formule que la langue française était "le butin de guerre" des Algériens.
Dans le Portrait du colonisé, Albert Memmi annonçait en 1957 que l'essentiel de la littérature maghrébine serait en langue arabe tandis que celle de langue française serait vouée au dépérissement. Cette prédiction ne s'est pas accomplie en langue arabe avec la rapidité annoncée. Et la littérature maghrébine aujourd’hui de francophone a connu une vitalité insoupçonnée. D’ailleurs, Albert Memmi a lui même reconnu plus tard être allé trop vite en besogne. C'est le cas en particulier pour l’Algérie. Placée devant l'alternative de "se taire ou de dire", pour reprendre une image de Jean Sénac à propos de Kateb Yacine, une génération d'écrivains est entrée dans la langue française "un peu comme un terroriste", par effraction. Après son engagement dans la guerre de libération, le poète soit à présent accompagner les mutations sociales, économiques et culturelles. En un mot, il doit être au service de « la Révolution ». Dans les poèmes de Jean Sénac, la Révolution tient à la fois du mythe et de la ferveur religieuse. Une telle conception, sincère et brillamment illustrée chez Jean Sénac,
Mais soumise aux impératifs idéologiques, la création littéraire peut être galvaudée si elle se résout à n'être que le relais d'un discours politique. Kateb Yacine avait déjà mis en garde en 1958 sur l'impasse qui menaçait la littérature à abdiquer ses droits à la critique face à l'instance politique."Le vrai poète, même dans un courant progressiste, doit manifester ses désaccords. S'il ne s'exprime pas pleinement, il étouffe. Telle est sa fonction. Il fait sa révolution à l'intérieur de la révolution politique. Il est, au sein de la perturbation, l'éternel perturbateur". Ahmed Azeggagh dans Chacun son métier formulera dans un cri l'impatience de la génération de l'indépendance :
"Arrêtez de célébrer les massacres
Arrêtez de célébrer des noms
Arrêtez de célébrer les fantômes
Arrêtez de célébrer les dates"
De telles exigences sont d'autant plus impérieuses que l'Algérie en chantier, traversée de réalités contradictoires ou espoir et désenchantement vont de pair, ne peut se réduire à une vaine glorification du passé. Les maux qui rongent la société ne peuvent être indéfiniment mis sur le compte de la colonisation. Les années soixante-dix verront ainsi l'essor d'une "nouvelle poésie" de langue française due essentiellement à des jeunes.
Mais moins que la langue, c'est la thématique de cette poésie qui la rendait suspecte et scandaleuse aux yeux de "la morale révolutionnaire". Suspecte parce que voulant se situer au-dessus de la mêlée et scandaleuse parce qu'elle ose évoquer les tabous religieux et sexuel : "à vrai dire, tout le background, charrié par ces textes qui traversaient en profondeur la société, constituant un contre-discours incompris et marginal dans le contexte du boumédiénisme de l'époque».
Poésie de la transgression, c'est aussi une parole sur un manque douloureux, l'accomplissement du sentiment amoureux dans une société où la mixité est combattue, où le verbe aimer fait partie des interdits. Aussi atteint-il des sommets incandescents dans les poèmes, seul lieu d'accueil et d'expression. L'amour, thème obsessionnel se décline jusqu'au vertige. Mostefa Lacheraf qui remarque qu'une telle poésie n'est pas étrangère au patrimoine algérien dans la mesure où "(...) la colère, la truculence, la révolte, l'ironie, l'inquiétude même ou le goût du scandale et l'impiété et la sombre magie des mots sont des traits majeurs, combien familiers à nos cultures populaires". Jean Déjeux publie en 1981 une suite à l'Anthologie de Jean Sénac, sous le titre : Jeunes poètes algériens (Saint-Germain-des-Prés). En 1983, parait enfin la première anthologie de la nouvelle poésie en Algérie, Les Mots migrateurs, (OPU, 1983) , élaborée par Tahar Djaout. Considérée comme un genre non rentable la poésie, objet d’une censure insidieuse, est aux marges du champ éditorial. Cette situation de blocage perdure jusqu'à la fin des années quatre-vingt. Une relative libéralisation culturelle permettra la publication de quelques recueils :
L'oued noir d’Abdelhamid Laghouati et L'enfer et la folie de Youcef Sebti, écrits vingt ans plus tôt ! Entre-temps, la configuration du lectorat algérien a été modifiée par l'avancée de l'arabisation. Les recueils qui paraissent, s'ils n'ont perdu pas de leur acuité intrinsèque, arrivent en librairie de façon déphasée. Les rassemblements poétiques des premières années de l'indépendance qui dénotaient un réel engouement dans la population, ne sont qu'un souvenir, sinon un rituel desséché. Il faut observer qu'une littérature en langue arabe avait, durant ces décennies, assise ses bases, en particulier dans le domaine poétique où quelques jeunes pionniers (souvent bilingues) tentent de réaliser des œuvres aux intonations modernes face aux gardiens du temple de la tradition classique. Le vers libre, par exemple, systématiquement utilisé dans la poésie de langue française, aura du mal à s'imposer dans les pièces en langue arabe, face à l'académisme tout puissant. Dans le sillage des bouleversements provoqués par les évènements du 5-Octobre 1988, le champ culturel connaît d'importantes modifications. Le monopole étatique sur l'édition est enfin supprimé et des maisons d'édition privées ouvrent leurs portes. Parmi leurs catalogues, elles inscrivent quelques recueils de poésie.
Parole de l’urgence accablée souvent par un immédiat tragique, la poésie algérienne a reflété les enjeux de son époque et parfois anticipé sur son avenir. Mais la poésie n’est plus désormais le mode majeur de l’expression littéraire algérienne. Le roman y étant devenu le prototype littéraire dominant de ce début de troisième millénaire. Mais le plus souvent, les romanciers algériens restent des poètes.
A.K.