Espace conçu pour les Démocrates de tous bords.
15 Novembre 2010
Dans le dernier village chrétien de Cisjordanie, une brasserie produit l'un des breuvages les plus réputés de la région. Une Oktoberfest y rassemble des milliers de juifs, chrétiens et musulmans.
14.10.2010 | Maria C. Khoury |
Je vis au beau milieu de nulle part, et chaque jour ou presque je me félicite sincèrement que le monde entier soit prêt à venir à nous, pour voir comment notre microbrasserie fabrique cette excellente bière, la Taybeh Beer. Très souvent, je me dis que nous devons avoir perdu la raison pour rester dans la plus haute région montagneuse de Palestine,
surtout avec le cercle des colonies israéliennes illégales qui se resserre autour de Taybeh, préparant le “Grand Israël”. Tantôt ce sont des coupures d’électricité, tantôt des coupures d’eau, et de temps à autre une invasion militaire. Néanmoins quelque chose de formidable se passe dans cette Judée biblique, au carrefour de la Judée et de la Samarie [en Cisjordanie].
Grâce à l’aide de Dieu, nous continuons à produire la meilleure bière du Moyen-Orient, avec le sentiment que c’est notre façon à nous de résister
pacifiquement. Dieu a beaucoup d’humour. Il permet à une famille chrétienne minoritaire de vivre parmi une population à 98 % musulmane et de fabriquer un produit dont la consommation est
interdite par le Coran à la majorité. Dieu nous a donné une grande force pour que nous puissions vivre malgré le blocage des routes et les obstacles économiques quotidiens, sans parler des
sempiternels problèmes aux points de contrôle.
Depuis peu, la politique israélienne d’occupation nous impose un détour de trois heures jusqu’à un point de contrôle doté d’un scanner pour pouvoir livrer la Taybeh à Jérusalem, ville qui n’est
pourtant qu’à vingt-cinq minutes de la brasserie. On voudrait nous faire couler qu’on ne s’y prendrait pas autrement : l’essence dans cette partie du monde coûte peut-être quatre fois ce
qu’elle coûte ailleurs ! Nous nous considérons chaque jour un peu plus comme une terrible menace pour Israël. Nous nous consacrons en effet à la fabrication en Palestine d’un excellent
produit, pour que les consommateurs puissent choisir des produits palestiniens et aider les Palestiniens à continuer à travailler. Or Israël aimerait continuer à inonder le marché palestinien de
produits israéliens, qu’il s’agisse de bière, de crème glacée, de lait ou de chips. Je me dis que Dieu a de l’humour, puisque, d’une façon ou d’une autre, il permet, grâce à la bière, de faire
connaître la petite communauté chrétienne de Palestine.
On vient des quatre coins du monde visiter Taybeh, pour comprendre au bout du compte que notre village est chrétien depuis deux mille ans, depuis le passage du Christ. C’est aussi le dernier village exclusivement chrétien de toute la Palestine. N’est-ce pas triste ? Où sont passés les autres chrétiens ? Ils s’en sont allés vers des lieux plus propices, j’imagine, les Etats-Unis, l’Australie, l’Europe, l’Amérique du Sud, là où ils peuvent construire une vie plus douce pour leurs enfants. Ainsi, les gens viennent nous voir pour la bière, et repartent avec un message d’amour. Au moins comprennent-ils que tout ce que nous voulons c’est être libres, car la liberté, la justice et la paix permettent la coexistence de toutes les religions, tous les individus et toutes les ethnies.
Depuis six ans, nous organisons début octobre l’Oktoberfest de Taybeh et accueillons à cette occasion davantage de chrétiens, de musulmans et de juifs que n’importe quelle conférence sur la région. Taybeh incarne la résistance pacifique par les efforts extraordinaires qui y sont faits pour accomplir des choses simples, comme célébrer la vie. Dans un environnement où l’on ne sait jamais ce que le lendemain réserve, la réussite de ce festival tient au seul fait qu’il existe. L’Oktoberfest de Taybeh est devenue l’une des fêtes emblématiques de la Palestine : on y vient du Brésil, du Japon et d’Europe pour témoigner sa solidarité. Si vous pensez que les Palestiniens ne font rien en matière d’action non violente, sachez que des millions d’entre eux s’attachent chaque jour à accomplir des actes ordinaires, comme travailler, aller à l’école ou organiser une fête. Pour nous, ce sont autant d’actions non violentes contre les conditions terribles dans lesquelles nous vivons en raison de l’occupation. Venez nous voir et soutenir notre production locale. Et, en passant par Taybeh, peut-être mesurerez-vous aussi tout l’humour de Dieu.
La ville de Taybeh est mentionnée dans l’Evangile selon saint Jean (Nouveau Testament), attribué à l’apôtre dès le IIe siècle ap. J.-C. Sa population chrétienne, qui totalise aujourd’hui quelque 1 500 personnes, est donc très ancienne. Outre trois églises, le village comporte les vestiges d’une basilique byzantine où ont lieu actuellement des fouilles. La brasserie dont il est question dans l’article a été créée par la famille d’un curé orthodoxe en 1994 pour relancer l’économie locale après les accords d’Oslo [1993].
http://www.courrierinternational.com/article/2010/10/14/taybeh-resiste-grace-a-sa-biere