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Ali Bensaad. Chercheur à l’université d’Aix-Marseille et à l’Ecole française de Rome «L’Algérie n’est pas devenue une terre d’immigration, elle l’est depuis plus d’un demi-siècle»

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le 02.08.17 | 12h00 Réagissez

 
 

- Face à la question des migrants subsahariens, l’Algérie souffle le chaud et le froid, multipliant les signaux contradictoires. Le gouvernement Tebboune laisse entendre la possibilité d’une régularisation, alors que certains responsables, dont Ouyahia et Messahel, tiennent un discours anti-migrants et prônent leur répression…

Ce qui prime jusque-là, c’est plutôt le traitement répressif, à l’image des expulsions massives du mois de décembre et que prolonge aujourd’hui le discours xénophobe au plus haut niveau de l’Etat. Ce traitement fait d’abord du tort à l’Algérie. Il ne s’agit même pas de considérations humanitaires ou de solidarité, mais de la défense des intérêts de l’Etat algérien. Mais avant cela, je voudrais rappeler que la dimension humanitaire est constitutive de notre histoire nationale.

Pendant la guerre de Libération, sur une population d’environ 9 millions d’habitants, il y avait 200 000 réfugiés algériens recensés officiellement dans les camps de l’ONU en Tunisie et au Maroc, sans compter tous ceux qui y étaient par leurs propres moyens ou dans le réseau familial, et puis l’armée des frontières qui n’a pas toujours eu une relation respectueuse de l’ordre et des autorités de ces pays. Et tous les réfugiés n’étaient pas des «anges», comme on le dit aujourd’hui des Subsahariens. En comparaison, on parle aujourd’hui de 90 000 Subsahariens.

A ceux qui se gaussent de l’allure de certains Subsahariens, je conseillerai de voir sur internet les films retraçant l’état de dénuement de nos réfugiés d’alors. Il faut rappeler aussi que rien qu’en France, il y a près d’un million d’Algériens immigrés, sans compter ceux qui y sont nés depuis plusieurs générations et qui sont stigmatisés avec les mêmes termes utilisés aujourd’hui par les dirigeants algériens contre les Subsahariens. Au-delà de son propre sort, cette immigration est un élément du rapport de forces avec l’ancienne puissance coloniale.

Les anathèmes utilisés par les dirigeants algériens à l’encontre des Subsahariens légitiment les discours racistes de certains responsables politiques français à l’encontre de l’immigration algérienne et la fragilisent. Ils fragilisent de ce fait l’Etat algérien dans son face-à-face déjà compliqué avec la France, sans oublier par ailleurs que cette immigration pourrait être un atout pour le pays, ce qui ne semble pas être actuellement à l’ordre du jour.

- Mais en quoi, aujourd’hui, le traitement des migrants subsahariens nuit aux intérêts de l’Algérie comme vous le dites ?

Oui, revenons aux migrants subsahariens aujourd’hui. L’Algérie est en train de se tirer une balle dans le pied en les traitant de la sorte. Pour en prendre la mesure, regardons ce qui se fait au Maroc, qui n’est pourtant pas exemplaire en matière de respect des droits de l’homme, comme l’illustrent les événements du Rif. Mais il y existe une vision stratégique des intérêts de l’Etat.

Pendant que l’Algérie expulsait ses immigrés subsahariens en décembre, le Maroc, lui, a engagé sa deuxième phase de régularisation de ses immigrants. Cette mesure d’ordre humanitaire s’inscrit surtout et sert une stratégie géopolitique d’ouverture sur le Sahel, véritable profondeur géostratégique du Maghreb. Le roi du Maroc totalise 52 visites en Afrique, dont 26 au Sahel où Bouteflika n’a jamais daigné se rendre.

Les dividendes sont là : malgré tous les obstacles dressés notamment par l’Algérie, le Maroc vient de réintégrer avec force l’UA. Plus que cela, il fait démentir la géographie en se faisant admettre comme membre de la CDEAO (Communauté économique des Etats d’Afrique de l’Ouest). Et ce n’est pas seulement pour le positionnement politique : à la clé, le Maroc y réalise 65% de ses investissements extérieurs et des échanges largement bénéficiaires, au contraire des autres régions du monde avec lesquelles ses échanges sont déficitaires.

Traiter dignement les ressortissants originaires de ces pays participe à «huiler» la relation. Pour densifier celle-ci sur le plan humain, le Maroc a multiplié les bourses aux étudiants originaires du Sahel alors que la confrérie Tidjania, née pourtant en Algérie et très influente en Afrique de l’Ouest, est devenue un instrument de diplomatie informelle marocaine très efficace, notamment à travers l’organisation de pèlerinages et de rencontres maroco-sahéliennes. L’Algérie, elle, a contrario, perd pied dans cette région.

Que le président Macron se permette de la tancer publiquement sur son «rôle trouble au Sahel» est le double signe de son effacement dans la région, celui du repli d’une activité diplomatique sur des actions sécuritaires pas toujours avouables, un effacement que confirme par ailleurs cette possibilité de lui administrer publiquement la leçon sans crainte d’effets-retours préjudiciables dans la région.

Le G5 Sahel et l’activité diplomatique dans cette région annoncent une reconfiguration de la géopolitique du Sahel qui se fait dans une marginalisation de l’Algérie. Voilà pourquoi, même si on met de côté toute considération humanitaire et qu’on reste sur le strict terrain de la «realpolitik», celui de la défense des intérêts de l’Etat algérien, ce que fait l’Algérie aujourd’hui dans le traitement des migrants subsahariens est absolument suicidaire. Le raidissement interne a toujours comme traduction obligée l’isolement externe.

- Puisqu’on parle d’Afrique et que vous avez évoqué le président Macron, ce dernier a lui-même dressé un tableau inquiétant de l’Afrique. Ce tableau ne légitime-t-il pas les inquiétudes et le désir de se protéger contre les flux qui en arrivent ?

L’Afrique est loin de l’image caricaturale du continent de tous les dangers. Ce n’est pas pour rien que la Chine, puissance montante, en a fait sa terre d’élection alors que les plus grandes fortunes françaises, comme Bolloré, y basent le noyau dur de leurs activités capitalistiques. Elle connaît des recompositions et des convulsions, mais elle est sur une phase ascendante. Prenons même ce qui semblerait le plus problématique, par exemple la démographie dont le président Macron a agité le chiffon rouge avec le chiffre de 7 à 8 enfants par femme. C’est une phase banale et universelle dans toute évolution.

Nos pays du Maghreb en étaient là il y a un peu plus de 30 ans et même que l’Algérie, à la fin des années 70’, avait atteint le record de 8,2 enfants par femme ! Des démographes américains en étaient arrivés à conclure qu’il y avait une démographie prolifique spécifique liée à la culture musulmane. C’est d’ailleurs à partir des travaux de terrain de ces démographes qu’Huntington conceptualisera sa théorie du «choc des civilisations».

Mais que s’est-il passé dans la réalité ? 25 ans plus tard, au début des années 2000, les pays du Maghreb avaient atteint le seuil de reproduction des générations, soit 2,1 enfants par femme et la Tunisie est même passée en dessous comme dans la plupart des grandes villes maghrébines, rejoignant ainsi une tendance universelle, même si on signale ces cinq dernières années une légère reprise, les processus n’étant jamais linéaires.

Le pays de M. Macron, la France, comme toute l’Europe, avait connu le même processus avec 6 enfants par femme au début de sa transition démographique et, vu les conditions sanitaires d’alors (les antibiotiques n’existaient pas encore) et le rétrécissement en conséquence de la période de fécondité, cela dépasserait largement les 8 enfants dans les conditions actuelles. Et là où les pays du Maghreb n’ont mis que 25 ans, la France mettra près deux siècles avant de terminer sa transition démographique et atteindre le seuil de reproduction des générations dans les années 30’, c’est-à-dire hier.

Et d’ailleurs, ce processus générera le plus formidable mouvement migratoire de l’histoire jamais égalé encore. Entre le début du XIXe et celui du XXe siècles, 60 millions d’Européens émigreront vers la seule Amérique et de 1900 à 1913, il y en aura un million par an, sans compter les migrations vers les colonies d’Afrique et d’Asie (un million d’Européens vivaient au Maghreb à la veille des indépendances) et les migrations intra-européennes, comme les Italiens en France.

Cette forte émigration et cette forte natalité se déroulaient en même temps que l’Europe connaissait un formidable mouvement de modernisation avec des révolutions industrielles qui se succèdent et bouleversent ses pays. C’est avec cette perspective qu’il faut regarder ce qui se passe actuellement en Afrique. Ce continent est en train de vivre ce qu’a vécu l’Europe avec sa modernisation.

Il ne faut pas se mentir et se rassurer. Temporairement et sur plusieurs années, le développement de l’Afrique, paradoxalement, boostera encore plus les mouvements migratoires, en même temps que ce continent sera le lieu de formidables opportunités et perspectives de développement. L’Europe, et d’abord le Maghreb, au lieu de se raidir, doivent composer avec ce formidable mouvement pour le fructifier, en collaboration avec les Africains.

- Mais n’est-il pas légitime de se poser la question de la disponibilité des ressorts et des ressources pour intégrer ces immigrants ?

En Algérie comme ailleurs, on ne retient de l’immigration que des fragments de réalités qui peuvent choquer. Nos compatriotes savent-ils que plus du tiers des migrants subsahariens ont des diplômes universitaires, c’est-à-dire un niveau nettement plus élevé que la moyenne de la population algérienne ? Derrière les images de la mendicité, il y a une part importante de travailleurs qui gagnent leur vie avec des salaires qui peuvent avoisiner 2000 DA/jour ou plus. Cela peut sembler incongru que dans un pays qui connaît le chômage que des migrants puissent arriver à y vivre dignement et travailler. Pourtant, c’est le cas.

La société algérienne se complexifie et sans être des «fainéants», beaucoup de jeunes n’ont plus rien à voir avec le monde agricole ou refusent la dureté et la précarité du travail du bâtiment. Pourquoi retrouve-t-on à Alger les migrants sur les hauteurs de la ville ? Parce que ce sont eux qui construisent dans ces quartiers prisés les villas de la nomenklatura dont ils occupent provisoirement les carcasses. Au Sahara, ils sont l’essentiel de la main-d’œuvre agricole, dans le bâtiment et les services et aucune ville saharienne ne peut se passer de leur travail.

Beaucoup y sont même des entrepreneurs. Ce n’est pas pour rien que Mme Benhabylès, laissant parler son inconscient, disait que les travailleurs expulsés d’Alger seraient mieux dans les villes du Sahara. C’est depuis les années 60’ que l’Algérie est un pays d’immigration pour les Sahéliens, avant l’apparition des routes clandestines vers l’Europe et avant la démultiplication des crises en Afrique.

Ils ont commencé à s’installer dans les villes sahariennes avec l’assentiment des pouvoirs publics, trop contents de trouver une main-d’œuvre disponible dans ces territoires peu peuplés mais devenus stratégiques pour leurs richesses minières, pétrolière et leur position géostratégique. L’Algérie n’est pas devenue une terre d’immigration. Elle l’est depuis plus d’un demi-siècle. Mais elle refuse de l’assumer.

- Mais pourquoi après s’en être accommodées les autorités ont recours aujourd’hui à la répression comme vous l’affirmez ?

L’actuel traitement des migrants et le tournant particulièrement répressif qu’il a pris est à mettre, à mon sens, en miroir avec les tensions sociales et politiques qui traversent actuellement l’Algérie, leur caractère potentiellement explosif et la crainte d’une irruption de la rue. Ce tournant explicitement brutal a commencé il y a 6 mois, en décembre 2016, avec l’expulsion brutale de milliers de migrants subsahariens des grandes villes algériennes vers le Sud.

Cette expulsion faisait suite à une altercation entre migrants subsahariens et citoyens algériens qui avaient organisé une expédition punitive contre eux. L’expulsion a été une réponse rapide et précipitée, extrêmement disproportionnée, décidée manu militari et exécutée au pas de charge.

Le but était d’éviter tout risque de mouvement de rue incontrôlé. Donc, ce traitement a d’abord à voir avec le contexte politique intérieur, son raidissement autoritaire, l’incertitude sur la transition, la phobie de la déstabilisation, et donc la peur de toute étincelle qui pourrait embraser la rue, surtout qu’il n’y a plus les moyens d’acheter la paix sociale.

- Il y aurait aussi donc un lien, selon vous, avec l’actuelle crise économique ?

Oui, et le discours xénophobe officiel vise par ailleurs à détourner l’exaspération de couches populaires fragilisées par la crise économique. Ce n’est pas nouveau. En 1986, dans un contexte semblable de récession économique avec le contre-choc pétrolier, l’Algérie avait procédé à des expulsions encore plus massives et plus brutales dans le silence que permettait alors le verrouillage de la presse.

Cette vague de refoulement massif coïncidera à la fois avec l’administration des thérapies de choc libérales, mais aussi un raidissement répressif. 1986, c’est en effet aussi par exemple l’année des événements de Constantine, de l’arrestation de militants syndicalistes et de la déportation de militants au Sahara. Comme quoi, le traitement de la question migratoire est toujours un reflet en lien avec la politique interne. Voilà pourquoi la question est au-delà du sort des migrants subsahariens et des considérations de solidarité.

C’est celle du danger d’une course dans le raidissement autoritaire pour contenir une crise économique, une crise d’autant plus insupportable qu’elle succède à une exceptionnelle embellie pétrolière gâchée par l’incompétence et la prédation. Dans ce raidissement, les migrants subsahariens sont assignés au rôle du bouc émissaire de nos échecs. Et le discours officiel raciste tenu à leur égard est d’abord un poison pour notre propre cohésion nationale et sociale.

C’est une double faute, morale et politique. Les propos racistes tenus par les responsables algériens sont indécents. Ils auraient conduit n’importe quel responsable en Europe devant les tribunaux. Mais c’est surtout une faute politique, car l’instrumentalisation du rejet de l’autre a toujours des effets boomerang.

Des décennies d’enfermement entre soi, de monolithisme, de défiance vis-à-vis de toute altérité ont déjà plongé le pays dans la terrible tragédie de la décennie noire. L’instrumentalisation de la peur de l’autre, de l’étranger, a légitimé une crispation identitaire qui s’est retournée contre la société, elle est devenue une chasse à la différence à l’intérieur même de la communauté nationale, a tapissé la route au radicalisme religieux.

Faut-il encore recommencer ? Les politiques ont un devoir de décence, mais surtout de responsabilité. On ne peut échapper au monde, aux autres. On a évacué toute dimension cosmopolite du pays, eh bien, avec les Subsahariens, elle nous revient par la fenêtre. Ce sont d’autres «autres» avec lesquels on ne peut plus éviter de se regarder en se cachant derrière la posture victimaire.

Il faut nous interroger sur notre intolérance, sur la réalité du racisme dans notre société et cesser de seulement dénoncer celui des autres à notre égard. Ce rejet, ce racisme, ne sont pas seulement conjoncturels, ils puisent aussi dans notre histoire qu’il faut interroger. Le monde arabo-musulman a organisé pendant plus d’un millénaire une traite d’esclaves y compris parmi les populations sahéliennes qu’il a pourtant islamisées. Le migrant subsaharien n’est pas seulement un «autre», mais c’est un «autre» qui a déjà une place assignée dans la mémoire.

 

C’est cette mémoire qui rejoue dans les clichés véhiculés aujourd’hui sur les Subsahariens. Où est le débat chez nous sur cette part de notre histoire ? L’immigration est toujours une chance, il n’y en aurait qu’une, ce serait celle de mettre à jour les ambiguïtés des relations à l’intérieur même de notre propre société.                   

Mohand Aziri
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