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La nouvelle solitude de M. Fidel Castro

La nouvelle solitude de M. Fidel Castro

Divergences entre Cuba et l’Union soviétique

par Alain Gresh

On ne le dissimule plus à La Havane. On en discute vivement dans les réunions du Parti communiste. M. Fidel Castro évoque ouvertement le sujet dans ses discours : les divergences avec Moscou existent, même si elles « ne doivent pas devenir obligatoirement un motif de friction dans les relations de Cuba avec l’URSS (1) ». Ces dissonances couvrent un vaste champ, à la fois doctrinal et pratique, et pour les circonscrire, les longues discussions entre MM. Gorbatchev et Castro au début du mois d’avril à La Havane n’auront pas été superflues.

La plus substantielle différence tient « à la façon de rectifier et de mener à bien le processus socialiste (2) ». Lors de son récent voyage à Caracas, M. Fidel Castro a précisé : « Je suis opposé à l’utilisation des mécanismes du capitalisme dans la construction du socialisme (...). Je ne crois pas à la possibilité d’une convergence ou d’une fusion des deux systèmes. Ou on construit le socialisme ou on construit le capitalisme (3). » Une pierre dans le jardin de M. Gorbatchev. Plus tranché, il avait mentionné dans une réunion interne du parti que le socialisme n’était pas un processus irréversible avant d’ajouter :« S’il ne reste qu’un pays socialiste dans le monde, ce sera Cuba. »

Le secrétaire général du PC cubain n’est certes pas opposé aux réformes - l’île vit aujourd’hui à l’heure de la « rectification » (4) - mais il met l’accent sur le contrôle socialiste, sur le plan et sur les « stimulants moraux », récusant le jeu du marché et les « stimulants matériels ». Il a mis un terme à l’expérience des marchés libres paysans, porteuse de trop d’inégalités ; le rationnement des produits de base est maintenu et le discours égalitariste demeure prégnant.

Cuba n’est pas l’URSS, répètent à l’envi les responsables. Et de railler ceux qui leur reprochent aujourd’hui de ne pas copier le « grand frère » : les mêmes n’accusaient-ils pas leur pays, il y a peu, d’être un simple pion russe ? M. Fidel Castro peut, à juste titre, souligner les particularités de la révolution cubaine qui a évité la collectivisation brutale ou la parcellisation des terres et fait l’économie des purges massives dans le parti, le trajet singulier d’une révolution qui s’est construite bien loin de l’URSS mais si près des Etats-Unis.

Même si on proclame à La Havane que charbonnier est maître chez lui, on est conscient des risques que fait peser le nouveau cours soviétique. Certes, l’URSS maintiendra vraisemblablement le niveau élevé de son aide - elle refuse toutefois de l’augmenter - et elle n’exige plus de Cuba le remboursement de sa dette. Mais si les entreprises soviétiques - et plus largement celles des autres pays socialistes européens - échappent au contrôle de l’Etat, continueront-elles, dans les mêmes conditions, à commercer avec un pays pauvre et encore sous-développé ? La réforme en cours du Conseil d’assistance économique mutuelle (CAEM ou COMECON) permettra-t-elle à Cuba de faire cavalier seul ? On raconte à La Havane que les terribles difficultés de transport de l’automne dernier ont pour origine le retard d’usines d’Europe de l’Est à fournir des pièces de rechange nécessaires pour la maintenance des autobus.

La campagne visant à se démarquer de l’expérience gorbatchévienne, prudente sur le plan public, beaucoup plus vive à l’intérieur du parti - en particulier contre le « sensationalisme » d’une certaine presse soviétique (la diffusion sur l’île des Nouvelles de Moscou a été ramenée de 10 000 exemplaires à 3 000) - vise aussi à freiner l’attrait qu’exercent la perestroïka et la glasnost sur certaines fractions de la population et sur les cadres du parti, éduqués depuis vingt ans dans le respect de l’URSS et reconnaissants de l’immense aide apportée par elle à la survie de la révolution.

Malgré ses remarquables réalisations dans le domaine de la santé et de l’éducation, malgré l’éradiction de la misère, Cuba vit sa plus grave crise économique de l’après- révolution. Plus préoccupante peut-être, la lassitude perceptible dans une partie de la population qui n’a pas ménagé ses sacrifices depuis trente ans, et reconnue par les responsables eux-mêmes : « Il y en a qui pensent ou qui affirment, que l’époque héroïque est passée ; nous ne pouvons pas nous laisser entraîner par ces idées étrangères (5). » Cuba n’a pas, affirment ses responsables, les moyens de devenir « une société de consommation » sans remettre en cause tous les acquis qui font de son expérience un exemple dans le tiers-monde.

La glasnost soviétique exerce aussi sa séduction : à l’heure de la réhabilitation des thèses économiques de « Che » Guevara, certains se souviennent avec nostalgie des premières années, quand existait un vivant « pluralisme dans la révolution ». L’insipide presse, pourtant régulièrement dénoncée par les responsables eux-mêmes, ne connaît que de timides et éphémères frémissements.

Malgré ces divergences - qui s’accompagnent aussi d’une perception différente de la situation internationale (lire « Les défis diplomatiques de La Havane »), - les points d’accord entre MM. Castro et Gorbatchev dépassent largement leurs frictions et aucun des deux dirigeants ne souhaite une rupture ou même une détérioration trop sensible des rapports. Pour des raisons économiques, Cuba n’a pas, à court terme, d’autre choix : l’URSS seule représente près de 70% de son commerce international. Instruite par l’expérience de ses ruptures avec l’Albanie et la Chine, et imprégnée de la « nouvelle pensée politique », l’Union soviétique n’exige plus une unicité des vues dans le camp socialiste et préfère laisser à chaque Parti communiste le soin de régler les problèmes de sa société. De plus, M. Fidel Castro - comme l’a démontré sa visite triomphale à Caracas en février dernier - représente une clef pour de meilleures relations avec des pays d’Amérique latine comme le Venezuela ou le Mexique. Perdurera donc un mariage de raison mais non l’alliance stratégique, fondée sur la convergence entre l’ « internationalisme » cubain et la conviction de la direction soviétique que l’avenir du monde se jouait dans le tiers-monde (6).

La révolution cubaine vit aujourd’hui un tournant, aussi décisif sans doute que celui de l’année 1968 : cette année-là marqua le rapprochement de La Havane et de Moscou. La crise économique et la restructuration des relations internationales posent des questions inédites. Le dialogue entre les Deux Grands a ravivé les blessures de la « crise des fusées » d’octobre 1962 et les craintes d’un lâchage soviétique lié à une négociation planétaire. La page africaine est en train de se tourner et La Havane devrait rapatrier ses troupes et une bonne partie de ses conseillers techniques d’Angola, suivis rapidement par les quelques centaines de militaires encore présents en Ethiopie. Cuba, pays du tiers-monde, redécouvre une certaine solitude qui avait marqué les premières années de la révolution et pourrait chercher dans l’aire latino-américaine la réponse aux angoissantes questions d’aujourd’hui.

Alain Gresh

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