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L'effondrement de la Libye atteint la Tunisie

30 MARS 2015 | PAR THOMAS CANTALOUBE

Le nombre de réfugiés libyens en Tunisie dépasse probablement le million de personnes. C'est davantage le coût économique qui pose problème que la question du terrorisme ou de la porosité de la frontière.

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Tunis, de notre envoyé spécial. - Le portier de l’hôtel explique comment il les identifie : « Les femmes sont presque toujours voilées et les hommes ont généralement de grosses voitures, des 4×4 ou des Mercedes, et des liasses de billets quand ils paient. »Il réfléchit un moment, puis annonce : « Ce sont de bons clients. Vraiment. Ils restent longtemps et dépensent de l’argent. » « Ils », ce sont des Libyens réfugiés en Tunisie et, dans ce cas, les résidents d’un grand hôtel de la capitale.

Depuis le début du soulèvement en Libye, durant les premiers mois de 2011, puis aujourd’hui, avec les feux d’une guerre civile qui semble sans issue, la Tunisie absorbe les chocs de la désintégration du pays voisin, et en premier lieu celui de Libyens fuyant leur territoire. Selon Omer Kasparan, un responsable de la Banque mondiale, « il y a environ deux millions de Libyens exilés à l’étranger, mais il est difficile d’avoir des chiffres fiables car la plupart ne sont pas enregistrés comme réfugiés. Le gouvernement tunisien estime leur nombre à environ un million sur son territoire, mais l’on entend aussi fréquemment des chiffres plus élevés ». Comme il n’y a pas besoin de visa pour franchir la frontière et que les Libyens peuvent rester en Tunisie pendant trois mois sans formalités, nombre d’entre eux effectuent régulièrement des allers-retours entre les deux pays.

Quel que soit leur nombre définitif, qu’ils ne soient que 500 000 ou au contraire près de deux millions, les Libyens réfugiés en Tunisie représentent un afflux considérable de population. Sachant qu’il y a onze millions d’habitants en Tunisie, on parle d’une augmentation de 5 à 18 % !

Si l’attentat du musée du Bardo, mercredi 18 mars 2015, a réveillé les craintes sécuritaires (les deux terroristes s’étaient apparemment entraînés en Libye et l’explosif retrouvé sur eux, du Semtex, provenait des stocks d’armement de Kadhafi), l’impact du conflit libyen sur la Tunisie s’avère avant tout économique et social, renforçant encore les difficultés d’un pays englué dans la crise.

Le poste frontière de Ras Jedir (ici en 2011) est le principal point de passage entre la Tunisie et la Libye. © Thomas Cantaloube

« Je ne sais jamais ce que je vais trouver en Libye quand j’y retourne », raconte Marwan Taliaoui, un de ces Libyens qui ont trouvé refuge dans ce grand hôtel de Tunis. Il ne s’est pas résolu à louer une maison dans son pays d’accueil, espérant toujours que la guerre entre factions va baisser en intensité, voire s’arrêter, malgré le peu de probabilités que cela se produise rapidement. « Je suis extrêmement reconnaissant à nos frères tunisiens de nous accueillir ainsi, avec tous nos problèmes, sans poser de questions, sans se plaindre et sans nous mettre des bâtons dans les roues. Dès que cela ira mieux chez nous, nous repartirons. »

Si tous les Libyens ne sont pas fortunés, loin de là, ils ont dans l’ensemble bien profité de la rente pétrolière des années Kadhafi, dans un pays peu peuplé (six millions d’habitants) et font souvent, pour les Tunisiens, figure de « riches ». De plus, comme le rappelle Omer Kasparan, « les Libyens les plus aisés se retrouvent dans les grandes villes tunisiennes, comme Tunis, Sfax, Sousse ou Djerba, alors que les plus pauvres n’ont pas les moyens de quitter la Libye ou alors, ils retrouvent de la famille éloignée ou des liens tribaux dans les régions plus rurales du Sud tunisien ».

Si cette situation alimente parfois un certain ressentiment, voire quelques piques à l’égard de « ces Libyens fortunés qui s’installent chez nous comme s’ils étaient chez eux », et qu’il y a eu quelques conflits entre jeunes dans des villages du Sud autour des questions d’emploi, l’accueil par les Tunisiens de centaines de milliers de Libyens se déroule étonnamment bien.

« C’est une leçon que les Européens devraient méditer », sourit Abdelwahad, un travailleur social tunisien qui essaie d’aider les Libyens en difficulté. Puis il enchaîne :« Les Libyens peuvent travailler, monter des entreprises et circuler librement en Tunisie, mais ils n’ont pas accès aux services sociaux et publics comme l’enseignement ou la santé. La plupart des cas que j’essaie de régler concernent les enfants qui ne peuvent pas s’inscrire à l’école publique ou des familles qui hésitent à se faire soigner de crainte de n’avoir pas assez d’argent pour payer. »

Abdelwahad admet également qu’il doit parfois jouer les médiateurs entre des familles libyennes et des Tunisiens qui se sentent mis en difficulté. « Un exemple fréquent, c’est celui d’étudiants qui se réunissaient à cinq ou six pour louer une maison dans leur ville universitaire. Aujourd’hui, les Libyens louent ces habitations et ils font grimper les prix de l’immobilier, ce qui mécontente les Tunisiens. »

Le commerce de biens illégaux existe mais il est relativement marginal

Les conséquences macroéconomiques de cet afflux de population sont en effet loin d’être négligeables. Pour Habib Zitoun, directeur général de l’Institut tunisien de la compétitivité et des études quantitatives, qui participait à une conférence début mars,« la présence de ressortissants libyens en Tunisie a contribué à l’inflation, notamment dans l’immobilier, l’agroalimentaire et les services. La caisse de subvention subit une grande pression, du fait de la hausse de la consommation ». Plusieurs produits alimentaires de base comme la farine, l’huile ou le sucre, de même que l’énergie ou les transports en commun, sont en effet subventionnés par l’État tunisien. Cela signifie que plus ces produits sont consommés, plus le budget tunisien est sollicité.

Même si les réfugiés libyens ont eu un effet positif sur de nombreux commerces tunisiens (hôtels, restaurants, supermarchés, écoles et hôpitaux privés…), leur apport à l’économie tunisienne est estimé à un milliard d’euros, alors que leur coût serait plus élevé. « La crise libyenne a coûté cinq milliards de dollars à la Tunisie », a expliqué Abdallah Dardari, membre de la Commission économique et sociale pour l’Asie occidentale des Nations unies, à la radio Mosaïque FM. « Une situation positive en Libye permettrait au PIB tunisien de s’améliorer de deux points et dans un contexte négatif, le PIB tunisien peut connaître une régression. » La Libye fournissait également à la Tunisie environ un quart de ses importations pétrolières, à un prix très avantageux. Mais maintenant que la production pétrolière libyenne s’est littéralement effondrée (elle oscille au gré des combats entre 200 000 et 500 000 barils par jour, contre plus de 1,5 million avant 2011), la Tunisie doit s’approvisionner à des prix supérieurs.

Le dernier élément qui prend de plus en plus d'importance est la question de la porosité des 500 km de frontière entre les deux pays. Il y a de tout temps eu, de part et d'autre, de la contrebande et de « l’économie informelle », en raison des multiples liens familiaux et tribaux entre Tunisiens du Sud et Libyens du Nord-Ouest. Mais en raison de l’affaiblissement de l’État tunisien consécutif à la Révolution et de l’effondrement des structures libyennes, le commerce illégal ne cesse d’augmenter, selon plusieurs sources, au point de représenter plus de la moitié des échanges commerciaux entre les deux pays. Il s’agit principalement de pétrole, de biens de consommation provenant de Chine ou de Turquie, de textile et de nourriture, les « commerçants illégaux » profitant du différentiel de droits de douane et de taxation entre les deux pays. Tout cela représente pour le gouvernement tunisien un manque à gagner en termes de revenus qui se chiffre en dizaines, voire en centaines de millions d’euros.

Quant au commerce de biens vraiment illégaux (alcool, armes, stupéfiants), il existe certes, mais il est relativement marginal et ne menace pas vraiment la Tunisie. « On parle beaucoup des armes ces temps-ci, mais la réalité est qu’il vaut mieux transporter des armes de la Tunisie vers la Libye aujourd’hui, où elles sont plus demandées et se vendent plus cher, assure Ommeya Seddik, président de l’association Al Muqaddima et représentant du Centre pour le dialogue humanitaire. Il existe bien entendu des groupes qui peuvent transporter des armes vers la Tunisie, mais ce sont des groupes bien définis et marginaux qui agissent avec des motivations criminelles. Cela peut exister partout et ne constitue pas un flux important. La Libye n’a pas été, jusqu’ici, le danger que l’on imagine pour la Tunisie. Aucune des principales factions libyennes n’a de véritable hostilité à l’égard de la Tunisie. Quant à Daech, le groupe n’est pas présent le long de la frontière. Alors, bien entendu, il y a des jeunes Tunisiens qui se rendent en Libye, mais l’immense majorité y va pour travailler, car les salaires y sont plus élevés, et non pour s’entraîner au djihad. »

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L’enquête sur l'attentat du Bardo, qui a conduit jusqu’ici à l’arrestation d’une vingtaine de personnes soupçonnées de complicité, n’a mis en évidence aucune implication libyenne, hormis la provenance des armes. Au contraire, les services de sécurité tunisiens semblent davantage s’orienter vers la piste d’un djihadiste algérien lié à Al-Qaïda et non à l’État islamique.

Outre que cela serait très difficile, fermer la frontière entre la Tunisie et la Libye aurait des conséquences néfastes, selon Ommeya Seddik : « Sans le commerce informel entre les deux pays, la Tunisie serait à genoux, car beaucoup de gens en vivent et en profitent. L’objectif est de parvenir à organiser ce marché et à le réguler, mais pas de le couper complètement. »

Dans le hall du grand hôtel de Tunis, le Libyen Marwan Taliaoui caresse sa courte barbe après avoir raccroché son téléphone où il prenait des nouvelles de son frère, resté à Tripoli. « Si l’on était parvenu à désarmer les milices et à éviter qu’elles ne s’affrontent après la chute de Kadhafi, on aurait pu envisager un avenir commun et prospère entre nos deux pays, car nous sommes complémentaires, soupire-t-il. Mais aujourd’hui, c’est le petit pays qui soutient le grand… » Pour les Tunisiens, c’est un acte de fierté et de solidarité qui, même s’il leur en coûte, montre que la transition démocratique du pays demeure porteuse d’espoirs.

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