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22 Mars 2015
COURRIER INTERNATIONAL - PARIS
En 1890, le jeune dramaturge russe Anton Tchekhov séjourna trois mois dans l’île de Sakhaline, au large de la Sibérie. Son récit méconnu des conditions de vie des bagnards relégués là-bas est un bel exemple de journalisme d’investigation, estime The New Yorker.
La postérité le décrit comme l’un des plus grands dramaturges de son siècle. Peintre des amours déçues et des désillusions de la bourgeoisie provinciale russe, Anton Tchekhov rime d’abord avec Oncle Vania, La Cerisaie ou La Mouette. C’est oublier qu’en 1893 il publia L’Ile de Sakhaline, récit de son long voyage jusqu’aux rives de la Sibérie et des conditions de vie épouvantables des bagnards relégués dans cette île de l’Extrême-Orient russe.
“Cette longue enquête est le meilleur travail de journalisme du XIXe siècle”, proclame l’écrivain Akhil Sharma dans The New Yorker. “Si le livre demeure méconnu – et si les critiques occidentaux le considèrent comme une œuvre mineure, c’est parce que le journalisme est rarement considéré comme de la littérature”, argumente-t-il. C'est aussi, selon lui, parce que la dimension journalistique de L’Ile de Sakhaline a été injustement sous-évaluée et parce qu'il est né d’un mensonge. De plusieurs mensonges même.
Tchekhov commença à préparer son voyage pour la Sibérie en 1889, peu de temps après avoir perdu son frère, décédé de la tuberculose, et après avoir appris qu’il était lui-même atteint de la maladie.
“Décidé à mener une enquête sur ce lieu maudit voué au bagne et à la déportation, il se met en route dans des conditions folles”, lit-on sur la quatrième de couverture de l’édition française (Gallimard) du livre.
Pour obtenir la permission de séjourner trois mois dans la prison de Sakhaline, Tchekhov a menti à plusieurs personnes, explique The New Yorker. A certains, il a dit qu’il devait faire ce séjour pour écrire sa thèse – Tchekhov était médecin. A d’autres, qu’il voulait recenser toutes les maladies des bagnards. “Voilà pourquoi L’Ile de Sakhaline est souvent considéré à tort comme un récit d’anthropologie médicale alors qu’il s’agit bel et bien de journalisme d’investigation”, écrit Akhil Sharma.
Texte censuré
Le “livre” dont la censure tsariste interdit la publication fut d’abord diffusé sous la forme de neuf articles dans le journal Le Temps nouveau, rappelle The New Yorker. Et, brandi au départ comme un prétexte à ce voyage, le recensement eut finalement bien lieu : en trois mois de séjour sur cette île qui fait deux fois la Grèce, Tchekhov interrogea chaque bagnard, chaque exclu, chaque vagabond, remplissant plus de 10 000 fiches détaillées. Pour autant, le récit qui en découla laissa place à la construction de personnages et à une véritable narration.
“La raison pour laquelle L’Ile de Sakhaline est le meilleur récit journalistique du XIXe siècle tient au fait que, contrairement à d’autres travaux majeurs de cette période (par exemple les articles écrits sur la guerre de Crimée), le livre n’est pas daté", écrit Akhil Sharma.
Et, s’il n’est pas daté, c’est parce qu’il touche au plus profond de l’humanité. “La plupart des articles de Tchekhov observent l’humanité de près. Ses phrases délivrent des informations mais concernent d’abord la manière dont les êtres humains vivent leur vie. […] C’est parce que les humains ont toujours été les mêmes et seront toujours les mêmes qu’il est possible de lire L’Ile de Sakhaline en ayant l’impression de lire quelque chose qui se passe aujourd’hui.”
Une "rude blouse de forçat"
Ecrit dans le style splendide des fictions tchékhoviennes, le récit revêt une dimension documentaire qui, toujours selon Akhil Sharma, ne peut que toucher et émouvoir le lecteur. Voilà pourquoi Anton Tchekhov fut probablement le meilleur et le plus méconnu des chroniqueurs de son temps. Dommage qu’il n’ait pas écrit davantage de récits faits de ce bois-là, regrette l’écrivain américain. Tchekhov quant à lui dira plus tard de son propre récit : “Je suis heureux que dans ma garde-robe littéraire se trouve une rude blouse de forçat.”